jeudi 31 mai 2012

Twin Peaks - David Lynch - saison 1, épisode 4 - I can smell the fire




« Il peut se faire que nous contemplions comme présent ce qui n’est pas », écrit Spinoza. Et c’est peut-être sur cette possibilité – cette hantise – que repose Twin Peaks.

A la fin de l’épisode précédent, Leland Palmer voulait danser avec quelqu’un après l’enterrement de sa fille, mais personne n’a voulu. Il n’avait que l’absence à faire tourner. Sa danse, plus proche du rite chamanique que de la démonstration de virtuosité, invoquait Laura par défaut. Dans un autre épisode, Leland dansait avec le portrait de Laura dans les mains. Twin Peaks pose cette question : comment un mort peut devenir un personnage de film ? Comment rendre l’absence cinématographique ? Comment faire apparaître ce qu’on ne voit pas ?

D’abord, semer le trouble. Entre le visible et l’invisible, la frontière est volontairement floue. Le visible est sujet à de multiples disparitions. Une main déterre un médaillon que des personnages viennent d’enterrer – on ne sait pas à qui appartient cette main ; et ce n’est qu’à l’épisode suivant qu’on retrouvera le médaillon dans une noix de coco vide. Tout peut disparaître. Tout peut également réapparaître. La vision est intermittente. Des lapins sortent de chapeaux sans qu’on les ait vus y entrer. Des nœuds se défont alors qu’on les croyait inextricablement serrés.
Certaines paroles échappent aussi : ce mot que Laura Palmer chuchote à Dale Cooper dans son rêve, et dont Dale Cooper ne se souvient pas. Le mystère de la série repose sur un équilibre étrange entre les preuves qu’on accumule et celles qu’on soustrait.
Il en va de même concernant une chemise tâchée de sang dont un personnage dit qu’il ne l’a jamais vue alors qu’il l’a lui-même cachée. Un élément de la compréhension du meurtre de Laura Palmer est subtilisé à la connaissance de ceux qui enquêtent. La parole fait obstruction. Elle se dissocie de l’image pour la remplacer. C’est la grande menace de tout film : qu’on puisse remplacer les images par les dialogues. Dans Twin Peaks, on ne peut pas : il y a une telle circulation entre ce qui est dit et ce qui est montré que tout semble se jouer dans cet ‘entre’.

Ensuite, en appeler à une étendue plus vaste de la mémoire et de la conscience, laisser les temps anciens surgir, et laisser la totalité du monde (végétal, animal, minéral) avoir son rôle dans l’histoire qui nous est contée.
On apprend dans cet épisode que Laura Palmer a été mordue aux épaules par un oiseau. Il y a du sortilège indien là-dedans. La terre américaine est hantée par les fantômes d’une civilisation passée, massacrée, génocidée. Il y a des survivants. L’un d’eux – nommé Hawk comme Howard le cinéaste de La captive aux yeux clairs, ou comme le faucon – est adjoint du shérif et dit des choses très belles sur l’amour (« il y a une femme qui vous fera voler, une autre qui vous donnera de la force, et une seule qui vous émerveillera ») – ces paroles, le spectateur ne les reconnaît pas ; aucune morale, aucune culture qui lui est propre ne lui permet de les identifier ; mais le faciès amérindien de l’adjoint du shérif lui permet de se dire qu’elles viennent d’une autre civilisation, d’un autre temps ; que si ces paroles ne lui sont pas familières, elles appartiennent pourtant à cette terre qu’il habite. Et comme si ça ne suffisait pas, l’essence qu’on sert aux stations services a pour nom Indian Head. Le paysage américain et la société qu’il abrite sont marquées par un inconscient que la série révèle par petites touches, annotations fugaces. Partout on voit des morsures de perroquet, mais on ne les compte pas. On voit les derniers feux de la première civilisation ayant habité ce paysage surgir dans les moments d’égarement de la seconde. Ce qui n’est plus sourd des failles de ce qui est. C’est un paysage qui est comme un cerveau : divisé ; entre les vivants et les morts, le passé et le présent, la ville et la forêt, les sauts sont nombreux, sans cohérence, et pourtant c’est bien le même monde qui est représenté.
La scène finale de l’épisode déploie l’arsenal soap auquel le couple d’amoureux James et Donna nous a déjà habitué. Mais le réalisateur nous montre que la scène, qui ne se départit pas pour autant de sa guimauve, est observée par un hibou. Cette bizarrerie n’en est pas une. Le hibou participe du mélodrame, tout comme les sapins de Douglas qui fascinent tant Cooper contribuent à l’enquête. De même, et inversement, les amoureux nous donnent à voir ce hibou, et Cooper décrit pour le spectateur la satisfaction que lui procure l’odeur de ces sapins. Laura Palmer, à la manière d’une idée générale pour Spinoza, est commune à tout, donc relié à chaque chose de ce monde. Sa mort n’est pas la seule affaire des hommes, elle est celle d’un monde qui à travers elle s’est manifesté dans sa totalité. Et la nature est ce qui compose chaque chose, chaque événement de ce monde. Ainsi voyons-nous dans les maisons des protagonistes des animaux empaillés par dizaines, fixés sur des murs en bois – le bois de cette forêt qui borde la ville et la constitue. Souvent entre les scènes, les réalisateurs de la série nous montrent des camions chargés de troncs en train de traverser le plan ; intermède a priori absurde ou insignifiant, alors qu’en vérité il n’en est rien. Twin Peaks est une histoire totale, dont la dimension sérielle a pour unique but de couvrir la plus grande étendue possible du visible, de déployer une infinité de visions à partir du seul meurtre de Laura Palmer, de lier les hommes aux animaux, les arbres aux sentiments, les pulsions au feu, les nuits aux jours, et le baiser de deux puceaux aux yeux d’un vieux hibou – approcher l’infini en somme : la série dessine une courbe asymptotique. Son titre n’est pas Laura Palmer mais bien Twin Peaks, car il s’agit d’une terre, d’un paysage, d’un monde, d’un écosystème où tout est lié selon des principes de causes et de nécessité, dont l’enjeu cinématographique est moins le décalage (rigolo) que l’élargissement (exalté).

Enfin, mettre au point le tour de passe-passe du siècle.
Laura Palmer a une cousine, Madeleine – celle qui la joue est aussi celle qui joue Laura Palmer. Et comme au cinéma c’est l’image qui crée l’identité (même si le scénario la dénie), Laura Palmer, via Madeleine, est toujours vivante. En vérité, le scénario dénie moins cette survivance qu’il ne dédouble une figure. De blonde et dévergondée elle devient brune et timide – peu importe, elle persiste, à la manière d’une impression, d’une vision qui va au-delà du visible. Et chacun des plans où Madeleine apparaît est diffracté par le souvenir qu’on a du visage de Laura. L’image est brisée en mille morceaux qui tous renvoient un reflet différent.
Twin Peaks reprend donc à son compte le constat de Spinoza dont je parlais au début, mais non comme un impossible – au contraire comme la matière-même du cinéma, comme la zone d’incertitude où faire surgir les figures les plus troublantes, comme par un tour de magie.
Comme l’explique Spinoza, ce n’est pas parce que l’homme voit la lune comme si elle était proche de lui qu’elle est effectivement proche de lui ; par contre, ce n’est pas parce que la lune n’est pas proche de l’homme que celui-ci ne peut pas la voir comme étant proche.


Lien vers l'épisode précédent.
Lien vers l'épisode suivant.






2 commentaires:

Vincent a dit…

J'avais vu vos textes sur Twin Peaks en lien avec Spinoza mais j'attendais de mieux connaître ce dernier avant de les lire. C'est chose faite et je vous félicite et souscris entièrement à ce que vous écrivez, comme c'est d'ailleurs très souvent le cas pour le contenu de ce blog. Seulement, je me demandais ce que vous pensiez de la toute fin de la série en rapport à votre "lecture spinoziste" de Twin Peaks ? (ou le "Mal", concept absolument réfuté par Spinoza, semble en quelque sorte exister...)

asketoner a dit…

J'aurais aimé poursuivre ce rapprochement, mais le temps m'a manqué, et j'ai vu la série plus vite que je n'ai écrit à son sujet. La fin me semble assez spinoziste, peut-être pas pour la question du mal, en effet, mais pour l'atteinte au 3ème genre de connaissance, avec cette black lodge comme intuition absolue, connaissance.