vendredi 10 octobre 2008

Frownland - Ronald Bronstein



Frownland, c'est une déflagration salutaire dans le cinéma contemporain. Salutaire non pas parce qu'il serait l'aboutissement esthétique de ces vingt dernières années (ce n'est pas un film qui s'inscrit dans une quelconque Histoire de l'Art), mais, justement, parce qu'il est absolument singulier et seul. C'est un film comme Eraserhead a dû être à son époque. Rien de grandiose a-priori, mais un langage libre et non immédiatement déchiffrable. Le genre de films où l'on se pose en permanence la question : où est-ce que je suis ? qu'est-ce que je regarde ? quel est le sens de ce qui m'est donné à voir ? Un film fait avec rien, inscrit dans rien, ni dans les critères du Beau ni dans ceux du Laid, échappant aux grilles de lecture préconçues, fascinant et vivifiant. (Peut-être l'antithèse de Dans la ville de Sylvia, brillant mais immédiatement repérable.)
Frownland, c'est l'histoire d'un homme que le réel violente. Cette violence s'inscrit sur et dans son corps sous la forme de grimaces, de morve non ravalée, d'inertie rageuse, de syntaxe chaotique, de coups pour rien. Cet homme, Keith Sontag, est tellement submergé par cette violence qu'il ne parvient en rien à la traduire, à s'y placer (en un sens, on pourrait voir là une continuation de ce que Gena Rowlands fait dans Une femme sous influence - un espace infranchissable prive le personnage de la réalité). Il bute en permanence contre une limite, il se noie dans l'asymbolie, dans la somatisation du réel, dans l'incapacité à se représenter - impossible pour lui de pleurer, de faire une phrase simple, de ne pas s'excuser, de ne pas s'imposer, de tenir le juste équilibre entre la violence et le désir. Il n'a que son corps en désordre et le bruit de ses mots.
Une anecdote, chez un psychanalyste, nous donne une clef - Keith Sontag a vu un jour sa mère arracher la perruque de son père, découvrant ainsi pour la première fois sa calvitie, alors que sa chevelue épaisse et dense le fascinait. Et comme c'est peut-être l'absence de Dieu qui ouvre la multitude des sens de ce monde, c'est l'absence de cheveux qui semble avoir conduit Keith à la perception panique de l'infini.
Toutes ses relations sont comme de minuscules possibilités d'incarnation. Si pénible dans sa parole que ses connaissances lui donnent deux ou trois minutes pour dire ce qu'il a à dire : échec assuré - sans cesse la destinée se trouve prise dans un engrenage d'insignifiance. L'arrêt de mort posé sur chaque échange empêche l'échange, anéantit toute tentative de présence. Mais Keith Sontag essaie !
Le film aurait pu être plus qu'éprouvant s'il avait fait de son héros un être purement passif, subissant sa maladie. Or Sontag lutte pour se faire entendre (la facture d'électricité et le colocataire, le badge oublié chez l'ami, les cinq dollars pour lutter contre la sclérose en plaque et le voisin inquiet... autant de scènes pathétiques, bouleversantes, impossibles). Et c'est là que Ronald Bronstein réussit quelque chose d'extraordinaire : son film sans queue ni tête nous fait entendre un langage antérieur au langage, et le traduit par l'image, sous une forme non difforme, mais plutôt non encore formée, ou formalisée.
Frownland est un film extrême, une oeuvre limite jurant souverainement dans le confort du cinéma actuel.

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