A propos de la catégorie 'film d'art et d'essai', je me suis toujours demandé ce que signifiait l'essai sans l'art. Mais jamais l'inverse.
L'homme de Londres est un film d'art. Bela Tarr livre un film mûr, sans tâtonnement, presque d'un bloc. Il ne pose pas de questions, il sait - il donne à voir ce que ses quelques précédents films lui ont laissé comprendre.
Aussi L'homme de Londres ne surprend pas. C'est avant tout un film sur le noir et le blanc. Sur le partage du noir et du blanc. Sur la façon dont la coque d'un navire réfléchit la lumière ou s'en abrite.
Rien de tel alors que cette histoire d'un homme qui surveille les trains dans le port de Bastia la nuit, et qui retourne se coucher chez lui alors que la lumière voudrait briser l'obscurité de sa chambre. Inversion parfaite, mettant en jeu ce qui anime le film : son esthétique. L'éthique, c'est à dire le scénario, intervient plus comme une ponctuation - ainsi cette fin magistrale, moment brechtien cruel et sans espoir, conduisant l'image à n'être plus que lumière, et le film à se conclure sur cette séparation retrouvée entre l'écran blanc et l'écran noir. Cette fin justifie à elle seule ce doublage un peu problématique : le seul essai de L'homme de Londres porte sur le langage et son abstraction - sur l'abstraction du langage comme instrument de la terreur.
C'est cette esthétique, ici radicalisée, qui permet aux personnages et aux lieux de s'incarner (qui leur donne la puissance nécessaire pour exister - on pourrait parler ici de dessin). Exactement le contraire de Wong Kar Wai en somme - et on retrouve pourtant ce même goût pour le motif récurrent : alcool/nouilles, robes à fleurs/manteaux noirs, accordéon/tango, une même fascination pour tout ce qui circule, et un même questionnement sur l'inertie (parfait contrepoint : pourquoi un individu décide-t-il d'aller d'un point à un autre de l'espace, qu'est-ce qui le meut, s'en trouve-t-il changé ?...)
Wong Kar Wai lequel se sert de l'esthétique pour venir troubler les identités et les géographies. Bela Tarr, lui, est un cinéaste précis. Il lui suffit de très peu de temps pour que la dame de la boutique s'impose, pour que le patron du bar semble vivre en nous depuis des millénaires, pour que Bastia nous semble familier, pour que nous ayons envie de retourner à la tour de contrôle voir le port d'en haut - il nous semble même que c'est le point de vue que nous avons toujours préféré, que nous avons passé des nuits entières à voir les cargos se vider et les trains s'emplir, qu'une partie de notre vie s'est jouée là, à cet endroit.
Le cinéaste à cette force, de venir (ré)ouvrir en nous des espaces et des figures, de nous les donner à voir et donc à vivre.
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