vendredi 10 octobre 2008

En avant jeunesse - Juventude en marcha - Pedro Costa




De Vanda, on passe à Ventura. Tant mieux - Vanda faisait peur. Vanda faisait même douter certains des intentions de Pedro Costa. Elle est encore dans ce film, mais elle n'a plus la charge du récit - elle se contente d'en être l'un des éléments. Son inertie l'isole. Le cinéma de Costa s'est mis en marche. Vanda n'avait pas la majesté de son successeur. Elle n'avait pas
la force de se transfigurer. Car Ventura, dans toute sa misère, dans sa crasse (on essuie après son passage, on regrette de lui avoir serré la main), se fait roi, poète, prophète, visionnaire, et révolutionnaire. Assis sur le canapé rouge et or de la fondation Gulbenkian, il a la stature du prince, tout en conservant l'aura dangereuse de l'opprimé.
Ventura est un géant aux cheveux blancs et aux doigts qui pianotent sans cesse un air qu'on n'entend pas. Un homme sans meuble qui par sa présence envahit les espaces aux plafonds trop bas, aux murs trop noirs ou trop blancs. Son visage luisant capte toute la lumière possible, que sa source soit solaire, lunaire, ou gazeuse. Un corps de cinéma, que Costa filme souvent en contre-plongée dans des positions multiples. Un corps géométrique, une ligne vacillante et parfois brisée, parfois incapable de soutenir toute sa hauteur.
Mais Ventura est aussi porteur d'une histoire, d'une peine (on pourrait dire d'un millier d'histoires, d'un millier de peines) - ouvrier à la retraite, émigré capverdien, délaissé par sa femme Clotilde qui a planté un poignard dans sa main. Ventura, dans une patrie qui a mis du temps à le reconnaître, et qui le loge obséquieusement dans des appartements bancaux aux portes qui ne tiennent pas, devient le père de tous les habitants d'un quartier (Fontainhas, à Lisbonne). Il donne à toutes les personnes qu'il rencontre le nom de fils ou de fille - lesquelles finissent par se prendre au jeu et l'appeler papa. Ventura, enfin Portugais, devient une patrie pour ceux qui sont encore un peu coincés entre le Cap-Vert et le Portugal, entre la méthadone et la réalité. Il a un rêve, qu'il affirme avec force : loger tous ses enfants d'élection dans l'appartement neuf que l'Etat a trouvé pour lui. Des pièces vides pour réunir les histoires de tous, recueillir leurs paroles et leurs larmes. Le Petit Père du Peuple lutte contre la bureaucratie - tenace, il ne se satisfaira pas de la première offre de l'Etat, ne fournira pas les justificatifs nécessaires à l'obtention d'un appartement plus grand, et, quand il l'obtiendra, ne verra sur les murs de ce nouvel espace, plus blanc que ceux qu'il a connus auparavant, que des araignées. Insolence salutaire face à un personnage docte et guilleret, l'ouvreur de portes, incarnation délirante de la bureaucratie, qui énoncera d'une voix mélodieuse les droits et les devoirs du résident, comme une comptine pour faire passer la pilule, tandis qu'une porte se refermera sur lui et étouffera sa voix - même là, dans les nouveaux immeubles, les portes ne tiennent pas - même là la terre penche - même là le grand corps fatigué de Ventura met à mal l'horizontale.
Mais Pedro Costa ne quitte pas seulement Vanda. Il abandonne aussi les bidonvilles (contraint forcé, puisque ceux-ci ont été rasés), et traverse l'espace entre les ruines et les immeubles modernes, rectangles blancs qui s'élèvent sous un ciel si bleu qu'il devient noir. De ce changement, le réalisateur tire une énergie nouvelle. La marche de Ventura dans le quartier lie les séquences entre elles, lie les lieux, les êtres, entre eux - ceux qui ont été relogés (Vanda), ceux qui restent dans les taudis en ruine (Bete) - si le gouvernement a cru bon de disperser les pauvres, Ventura est là pour ne pas oublier. Le cinéma de Costa épouse cette marche. Et prend ainsi son essor.
Le décor a changé, le ciel s'est ouvert - les plans du cinéaste n'ont jamais été si beaux, si simples (les meubles sont partis, des années d'inertie se sont dissoutes, l'espace s'est vidé, et il a fallu le réinventer), si proches de la peinture. Le cinéaste est passé d'une esthétique du lugubre à des plans radicaux et forts, inventifs, souvent drôles, toujours prégnants, alternant rencontres et déambulations, jour et nuit, temps fantasmé et temps réel. Ses cadres sont comme des tableaux. Ils ont tous une grâce et une évidence absolues, avec quelques lignes de fuite, des rectangles de lumière, et un corps ou deux qui s'y lovent. Pas moins désespéré, mais certainement moins statique, son cinéma décolle. Pas collé au réel, juste inspiré par lui, en faisant sa matière, il l'entraîne ailleurs. Il s'empare de l'expressionnisme allemand et en retrouve toute la terreur. Il transfigure Beckett lors de scènes minimalistes et poignantes (telle cette séquence où Ventura rend pour la première fois visite à Vanda qui dit s'être frotté les yeux avec des Dodots, sans que personne, ni Ventura ni le spectateur, ne sache ce que c'est qu'un Dodot - ou cette autre où Ventura, assis à côté de Lento (son fils, son ami, son cothurne, son collègue, son amant) tape son pied contre le sien, moment infime et tendre, vraiment bouleversant). Il embrasse également un romantisme fébrile et politique, incarné par cette lettre que Desnos déporté envoya à sa femme, et qui revient sans cesse, rythme le récit, trouve des prolongements fulgurants. Ne pas oublier. Recoller les vies entre elles. Réunir les êtres sous l'égide d'un père géant. ne jamais cesser de dire son histoire. S'inscrire dans l'Histoire de l'oppression avec rage. S'incarner, toujours. Ne pas disparaître. Résister à l'oubli que l'Etat honteux réserve aux hommes de peu.
Costa invente pour ces hommes qui se disent une langue vive, poétique, sublime. Si le corps fait défaut (Vanda est accro à la méthadone, Nhurro ne tient pas sur sa prothèse et son ami l'a fait passer pour mort afin de récolter un peu d'argent pour son enterrement, Lento est tombé d'un poteau électrique ou bien s'est jeté par la fenêtre...), le verbe est là qui se transmet. Chacun a son espace. Et Ventura circule des uns aux autres, récolte les souvenirs des uns et les visions des autres.
Il n'y a pas de limite à ce cinéma-là. Le film est long. Mais si dense qu'il pourrait ne jamais s'arrêter. Et Costa réussit son pari : ses personnages vivront longtemps après la projection, longtemps même après leur mort. Une jeunesse est en marche quelque part à Lisbonne - les mille enfants de Ventura, conduits par lui jusqu'à nous, avec ce qui lui reste de force et de désir. Ce cinéma-là s'élève clairement contre les fascismes en tout genre. La lettre de Desnos est un signal (quelle différence entre celui qu'on déporte et celui qu'on déloge, celui qu'on extermine et celui qu'on épuise et appauvrit ?). Et puis il y a aussi cette scène superbe où Lento condamne une fenêtre en expliquant que plus aucune lettre ne sera transmise au Cap Vert. Vision d'apocalypse pas si délirante. L'immigré est le prolétaire, est le Juif, est la souffrance. Ce n'est pas un raccourci, c'est une lignée - comme dans les tragédies antiques ou raciniennes on trouve la lignée du sang (les Atrides), la fatalité qui se répercute. Grâce au cinéma de Costa, l'immigré se dé-thématise et existe enfin - existe encore. Pour cela, il fallait réinventer le cinéma - ce film que Costa nous offre ne se trouve nulle part ailleurs.

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