Brown Bunny, sorti en 2004, avait marqué les esprits - sans doute pour sa façon de faire se rejoindre les motifs d'un romantisme littéraire et ceux d'un cinéma plus sensoriel, plus abstrait - pour les ponts tissés entre road-movie et symbolisme, entre images minimales (quasiment du Rothko : des applats, des lignes, blanc pour la terre et bleu pour le ciel - frontalité de l'univers) et images décryptables (rares sont les éléments qui ne sont pas chargés d'un sens précis et assumé) - on prend autant de plaisir à entrer dans la logique des signes qu'il met en oeuvre qu'à éprouver sensiblement la vision du film.
Brown Bunny aurait pu être un film de Philippe Garrel - il se serait appelé La cicatrice intérieure.
Au début, il y a une course de motos. Parfois le son se perd, parfois il resurgit. Comme la moto qu'on suit, jaune citron, disparaissant dans le relief de la piste que la caméra ne peut traverser, et réapparaissant soudain dans un virage. Visible/invisible, audible/inaudible, les sens paraissent défectueux, s'accordant mal entre eux. Si la moto s'approche, le son s'efface. Si elle a disparu, il enfle. Et parfois les deux vont ensemble, parfois ils disparaissent ensemble - jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien Une menace pèse sur le film. Le monde filmé peut à tout moment devenir inatteignable. Fragilité des images présentées - il y a une distance entre l'être et le monde, et c'est cette distance qui intéresse le cinéaste.
Distance qu'on retrouve ensuite dans le dispositif du road-movie. Bud Clay conduit son fourgon noir, de la piste de course jusqu'en Californie. Trois plans reviennent fréquemment :
- Bud de profil, le paysage défilant à côté de lui par la vitre du conducteur, son visage découpé, décalé, rarement entier (comme à travers la vitre on ne voit qu'un morceau du monde, on ne voit dans le plan que des fragments de Bud) ;
- Bud de dos, apparaissant à peine, quelques mèches de cheveux devant la route avalée par le pare-brise, en impression plane (et dans ces conditions, il y a toujours un choix à faire : si Bud est flou le monde est net, si Bud est net le monde est flou : les deux ne peuvent s'accorder, ainsi se joue, esthétiquement, leur séparation) ;
- le paysage à travers le pare-brise, privé de Bud, sa saleté, ses traces, la poussière, son opacité, indiquant clairement la frontière.
Toujours deux mondes séparés, avec de rares points de jonction. Le fourgon de Bud est un monde, une île, un territoire duquel on s'évade rarement. Les sorties de Bud (ou tentatives de désertion) sont filmées depuis l'intérieur du fourgon, à travers les vitres, comme en retrait, comme s'il avait laissé un regard sur lui, une protection, la certitude d'un retour rapide dans l'habitacle.
Dans un plan assez beau, Bud franchit la limite de son territoire (avec lequel il fait corps), passant sa main par la fenêtre, pour capter au creux de sa paume la lumière, sentir la chaleur du soleil, et se rétractant aussitôt - tortue hasardant son museau hors de sa carapace - affligé.
Dans un autre plan, on voit Bud accroupi boire un café, tout près d'une des roues de son fourgon, presque collé à elle. Les échappées sont rares et se résument souvent au complexe motel/gas-station.
Malgré ce cloisonnement du personnage, le film, lui, est très ouvert - ouvert aux possibles, aux lignes de fuite. Brown Bunny multiplie les amorces de romance. Bud rencontre des femmes (on en dénombre trois) qui pourraient contrarier son isolement, ou bien le détourner de son chemin.
Des femmes au nom de fleurs : Lilly, Rose et Violet - un bouquet de fleurs, une cueillette d’amour courtois, s’il ne les rejetait aussitôt après les avoir sorties de terre.
Femmes-couleur aussi. Toutes trois déclinent les teintes d'un même rayon. Elles semblent capables de modifier la texture de l'image. Ces rencontres glanées sont pour Bud l'occasion de remonter, depuis la couleur précise, distinguée, jusqu'à l'origine de la lumière, qui les contient toutes - toutes les femmes, toutes les couleurs. L'origine de la lumière, ou le soleil. La femme qu'il veut rejoindre en Californie se nomme Daisy Lemon, marguerite et citron. Lilly, Rose et Violet, sont les déclinaisons de cet astre lointain. Rappelons que dans le fourgon noir, Bud transporte une moto jaune - un coeur prisonnier d'un corbillard.La première rencontre est un pacte avec le spectateur. Bud a perdu la course et repris la route. Il s'arrête à une station-service et rencontre Violet. Il aime son nom, son collier, ses dents bizarres. Il lui révèle sa destination : la Californie - elle rêve d'y aller. Il lui demande alors de l'accompagner. Elle hésite. Il la supplie, please, please. Elle cède. Et bien sûr avec Violet le spectateur est embarqué. Nous suivrons Bud jusqu'en Californie.
Violet embarque dans le fourgon, Bud s'arrête devant chez elle, lui donne cinq minutes pour prendre ses affaires, reste à l'intérieur, l'embrasse à travers la vitre ouverte, et, quand elle disparaît, démarre, la laisse. Ce qu'il voulait, plus que la compagnie, c'était la promesse. Le film se charge ainsi d'autres histoires possibles, indique d'éventuelles dérives - mais choisit, inexorablement, la solitude en ligne droite, jusqu'en Californie, jusqu'à Daisy, première femme, seule femme, surgissant dans le film en souvenir ou rêve, en étreintes sur lumière douce, en baisers d'amour, qui toujours laissent Bud inconsolable. Car la mort est à l'oeuvre.
Plus mystérieux que la course ou l'errance, l'arrêt. On ne sait jamais d'avance pourquoi Bud s'arrête, pourquoi, après avoir tourné dans les lotissements, il choisit une maison plutôt qu'une autre, et ce qu'il va trouver, en frappant à la porte, ni quel ordre immuable il vient troubler, dans son passage.
Il s'arrête alors devant la maison de la mère de Daisy. Celle-ci est sans nouvelle d'elle. Elle semble avoir disparu. Son lapin est là, dans la maison, qu'elle aimait tant quand elle était enfant (Bud apprendra ensuite, dans une animalerie de Saint-Louis, qu'un lapin ne vit jamais plus de six ans - le soupçon s'immisce en lui, le doute quant à la réalité de ce qui a été dit, montré, même vécu).Bud dit à la mère de Daisy qu'il vit avec elle en Californie. La mère veut savoir s'ils ont des enfants. Ils n'en ont pas, un enfant était en route, mais... il ne trouve pas la raison. Il ne peut pas, pas encore, dire l'histoire - la vérité lui échappe. Et le spectateur sent bien que, plus qu'une course après une femme, il s'agit d'une course au fantôme. La fin du film est peut-être, en ce sens, trop explicative - trop décidée à faire le point sur ce qui demeurait incertain. Et l'incertitude diffusait dans l'image un trouble dont le cinéaste se débarrasse peut-être un peu trop abruptement.
Il y a dans le film, dans la série d'étreintes du film aussi bien que dans la suite des portraits de Bud en solitaire, une dimension religieuse. L'invisible est sacré - Daisy, par son absence, par le silence qui étouffe les séquences où Bud se souvient d'elle (souvenir ou vision, le cinéaste nous laisse libres de croire à l'un comme à l'autre), est à la fois la destination du voyage de Bud et le point central autour duquel il semble tourner - sa "hantise", pourrait-on dire. Pur esprit qui s'absente sans cesse lors des retrouvailles, pour se dissoudre dans la fumée d'une pipe à crack ; être immatériel cherchant des substances sur lesquelles se fixer, un verre d'eau, de l'alcool, une caresse. "Il y a tellement de lumière ici", dit-elle, dans la chambre d'hôtel de Bud. De quoi a-t-elle peur, sinon de se désintégrer ?
Bud est un dévot. Bien qu'il doute de son amour, il a foi en la présence éternelle de Daisy. Aussi les étreintes avec les femmes en chemin ne peuvent-elles être que passagères - consolations d'une absence trop lourdement pressentie. Bud souffrant, Bud affligé, Bud prostré : stases d'un chemin de croix qui mène à la révélation d'un mensonge. Pour se défaire de la foi qui obstrue ses sens, il profanera l'image de son idole : à genoux devant lui, elle lui sucera la bite, et il l'insultera, avant de s'en défaire.
Brown Bunny est l'histoire d'une libération, et de ce que cette libération implique de détresse, d'angoisse. Un monde sans Daisy est pire qu'un monde sans Dieu. Dans le fourgon la musique relie les temps disjoints, le jour et la nuit, les paysages qui ne se ressemblent pas.
Si Gallo-cinéaste travaille sur les surfaces, les écrans, les séparations, il joue aussi sur les reflets. Bud, à chaque arrêt, passe de l'eau sur son visage et se regarde dans un miroir. A la station-service il s'aperçoit déformé, assombri, sur la carrosserie de son fourgon. Il se fixe, puis détourne le regard - façon sans doute de vérifier sa propre permanence : qui est le vrai fantôme ? Daisy, qu'il poursuit ? ou lui-même, privé de ses sens ? Plus loin, sur un désert de sel, sa moto se dédouble dans un mirage. Ses yeux sont fatigués de ne pas voir le monde tel qu'il est.
Gallo filme la pluie sur le pare-brise où le paysage fond, il filme le vent, il filme au-devant du soleil qui éclabousse le plan : il y a l'eau, l'air, le feu - manque la terre. Bud traque l'image-terre en même temps que la vérité d'une histoire qui lui échappe. Sur son pare-brise se succèdent sans prévenir le jour et la nuit - le temps passe là, dans les raccords, dans la musique qui fait lien, dans le silence qui broie les morceaux du monde entrevu.
A Las Vegas, il rencontre Rose, prostituée qui appuie ses bras à la fenêtre du fourgon et lui demande s'il veut bien la prendre avec lui. Il refuse d'abord, fait le tour du block, et la retrouve : l'image se dédouble, elle s'appuie de nouveau à la fenêtre du fourgon - Bud ne se laissera plus prendre à aimer un fantôme. Il voit sa nuque dans le rétroviseur, où est notée l'inscription : objects in this mirror are closer than they appear. Il la prend avec lui, lui offre des frites, un coca, puis la laisse - il ne nouera avec le monde pas d'autre lien que celui qui l'unit à Daisy.
A Los Angeles, Bud s'arrête devant la maison de Daisy - près de la boîte aux lettres, il y a un fauteuil inoccupé. Une place libre, un trône : c'est le retour du Roi. Elément minimal duquel surgit une mythologie. Bud frappe à la porte, mais la maison est vide. Il laisse un mot, rejoint l'hôtel : Daisy lui apparaît.
La scène qui s'ensuit a été beaucoup commentée - on retiendra d'elle, avant tout, son instabilité : ce sont des retrouvailles, mais ça ressemble à une rupture, puis ça devient une scène de réconciliation, qui se mue en scène érotique, pornographique, dérive en dramatique, avant de s'avérer fantastique. C'est un formidable glissement auquel nous assistons, qu'on pourrait qualifier de bergmanien - puis Bud reprend la route, et l'image-terre apparaît, dans l'aridité d'un désert, son visage flou sur un paysage blanc, saturé de lumière.
(ce texte apparaît en forme courte ici, sur le site de Kinok, pour lequel j'écris désormais)
Brown Bunny aurait pu être un film de Philippe Garrel - il se serait appelé La cicatrice intérieure.
Au début, il y a une course de motos. Parfois le son se perd, parfois il resurgit. Comme la moto qu'on suit, jaune citron, disparaissant dans le relief de la piste que la caméra ne peut traverser, et réapparaissant soudain dans un virage. Visible/invisible, audible/inaudible, les sens paraissent défectueux, s'accordant mal entre eux. Si la moto s'approche, le son s'efface. Si elle a disparu, il enfle. Et parfois les deux vont ensemble, parfois ils disparaissent ensemble - jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien Une menace pèse sur le film. Le monde filmé peut à tout moment devenir inatteignable. Fragilité des images présentées - il y a une distance entre l'être et le monde, et c'est cette distance qui intéresse le cinéaste.
Distance qu'on retrouve ensuite dans le dispositif du road-movie. Bud Clay conduit son fourgon noir, de la piste de course jusqu'en Californie. Trois plans reviennent fréquemment :
- Bud de profil, le paysage défilant à côté de lui par la vitre du conducteur, son visage découpé, décalé, rarement entier (comme à travers la vitre on ne voit qu'un morceau du monde, on ne voit dans le plan que des fragments de Bud) ;
- Bud de dos, apparaissant à peine, quelques mèches de cheveux devant la route avalée par le pare-brise, en impression plane (et dans ces conditions, il y a toujours un choix à faire : si Bud est flou le monde est net, si Bud est net le monde est flou : les deux ne peuvent s'accorder, ainsi se joue, esthétiquement, leur séparation) ;
- le paysage à travers le pare-brise, privé de Bud, sa saleté, ses traces, la poussière, son opacité, indiquant clairement la frontière.
Toujours deux mondes séparés, avec de rares points de jonction. Le fourgon de Bud est un monde, une île, un territoire duquel on s'évade rarement. Les sorties de Bud (ou tentatives de désertion) sont filmées depuis l'intérieur du fourgon, à travers les vitres, comme en retrait, comme s'il avait laissé un regard sur lui, une protection, la certitude d'un retour rapide dans l'habitacle.
Dans un plan assez beau, Bud franchit la limite de son territoire (avec lequel il fait corps), passant sa main par la fenêtre, pour capter au creux de sa paume la lumière, sentir la chaleur du soleil, et se rétractant aussitôt - tortue hasardant son museau hors de sa carapace - affligé.
Dans un autre plan, on voit Bud accroupi boire un café, tout près d'une des roues de son fourgon, presque collé à elle. Les échappées sont rares et se résument souvent au complexe motel/gas-station.
Malgré ce cloisonnement du personnage, le film, lui, est très ouvert - ouvert aux possibles, aux lignes de fuite. Brown Bunny multiplie les amorces de romance. Bud rencontre des femmes (on en dénombre trois) qui pourraient contrarier son isolement, ou bien le détourner de son chemin.
Des femmes au nom de fleurs : Lilly, Rose et Violet - un bouquet de fleurs, une cueillette d’amour courtois, s’il ne les rejetait aussitôt après les avoir sorties de terre.
Femmes-couleur aussi. Toutes trois déclinent les teintes d'un même rayon. Elles semblent capables de modifier la texture de l'image. Ces rencontres glanées sont pour Bud l'occasion de remonter, depuis la couleur précise, distinguée, jusqu'à l'origine de la lumière, qui les contient toutes - toutes les femmes, toutes les couleurs. L'origine de la lumière, ou le soleil. La femme qu'il veut rejoindre en Californie se nomme Daisy Lemon, marguerite et citron. Lilly, Rose et Violet, sont les déclinaisons de cet astre lointain. Rappelons que dans le fourgon noir, Bud transporte une moto jaune - un coeur prisonnier d'un corbillard.La première rencontre est un pacte avec le spectateur. Bud a perdu la course et repris la route. Il s'arrête à une station-service et rencontre Violet. Il aime son nom, son collier, ses dents bizarres. Il lui révèle sa destination : la Californie - elle rêve d'y aller. Il lui demande alors de l'accompagner. Elle hésite. Il la supplie, please, please. Elle cède. Et bien sûr avec Violet le spectateur est embarqué. Nous suivrons Bud jusqu'en Californie.
Violet embarque dans le fourgon, Bud s'arrête devant chez elle, lui donne cinq minutes pour prendre ses affaires, reste à l'intérieur, l'embrasse à travers la vitre ouverte, et, quand elle disparaît, démarre, la laisse. Ce qu'il voulait, plus que la compagnie, c'était la promesse. Le film se charge ainsi d'autres histoires possibles, indique d'éventuelles dérives - mais choisit, inexorablement, la solitude en ligne droite, jusqu'en Californie, jusqu'à Daisy, première femme, seule femme, surgissant dans le film en souvenir ou rêve, en étreintes sur lumière douce, en baisers d'amour, qui toujours laissent Bud inconsolable. Car la mort est à l'oeuvre.
Plus mystérieux que la course ou l'errance, l'arrêt. On ne sait jamais d'avance pourquoi Bud s'arrête, pourquoi, après avoir tourné dans les lotissements, il choisit une maison plutôt qu'une autre, et ce qu'il va trouver, en frappant à la porte, ni quel ordre immuable il vient troubler, dans son passage.
Il s'arrête alors devant la maison de la mère de Daisy. Celle-ci est sans nouvelle d'elle. Elle semble avoir disparu. Son lapin est là, dans la maison, qu'elle aimait tant quand elle était enfant (Bud apprendra ensuite, dans une animalerie de Saint-Louis, qu'un lapin ne vit jamais plus de six ans - le soupçon s'immisce en lui, le doute quant à la réalité de ce qui a été dit, montré, même vécu).Bud dit à la mère de Daisy qu'il vit avec elle en Californie. La mère veut savoir s'ils ont des enfants. Ils n'en ont pas, un enfant était en route, mais... il ne trouve pas la raison. Il ne peut pas, pas encore, dire l'histoire - la vérité lui échappe. Et le spectateur sent bien que, plus qu'une course après une femme, il s'agit d'une course au fantôme. La fin du film est peut-être, en ce sens, trop explicative - trop décidée à faire le point sur ce qui demeurait incertain. Et l'incertitude diffusait dans l'image un trouble dont le cinéaste se débarrasse peut-être un peu trop abruptement.
Il y a dans le film, dans la série d'étreintes du film aussi bien que dans la suite des portraits de Bud en solitaire, une dimension religieuse. L'invisible est sacré - Daisy, par son absence, par le silence qui étouffe les séquences où Bud se souvient d'elle (souvenir ou vision, le cinéaste nous laisse libres de croire à l'un comme à l'autre), est à la fois la destination du voyage de Bud et le point central autour duquel il semble tourner - sa "hantise", pourrait-on dire. Pur esprit qui s'absente sans cesse lors des retrouvailles, pour se dissoudre dans la fumée d'une pipe à crack ; être immatériel cherchant des substances sur lesquelles se fixer, un verre d'eau, de l'alcool, une caresse. "Il y a tellement de lumière ici", dit-elle, dans la chambre d'hôtel de Bud. De quoi a-t-elle peur, sinon de se désintégrer ?
Bud est un dévot. Bien qu'il doute de son amour, il a foi en la présence éternelle de Daisy. Aussi les étreintes avec les femmes en chemin ne peuvent-elles être que passagères - consolations d'une absence trop lourdement pressentie. Bud souffrant, Bud affligé, Bud prostré : stases d'un chemin de croix qui mène à la révélation d'un mensonge. Pour se défaire de la foi qui obstrue ses sens, il profanera l'image de son idole : à genoux devant lui, elle lui sucera la bite, et il l'insultera, avant de s'en défaire.
Brown Bunny est l'histoire d'une libération, et de ce que cette libération implique de détresse, d'angoisse. Un monde sans Daisy est pire qu'un monde sans Dieu. Dans le fourgon la musique relie les temps disjoints, le jour et la nuit, les paysages qui ne se ressemblent pas.
Si Gallo-cinéaste travaille sur les surfaces, les écrans, les séparations, il joue aussi sur les reflets. Bud, à chaque arrêt, passe de l'eau sur son visage et se regarde dans un miroir. A la station-service il s'aperçoit déformé, assombri, sur la carrosserie de son fourgon. Il se fixe, puis détourne le regard - façon sans doute de vérifier sa propre permanence : qui est le vrai fantôme ? Daisy, qu'il poursuit ? ou lui-même, privé de ses sens ? Plus loin, sur un désert de sel, sa moto se dédouble dans un mirage. Ses yeux sont fatigués de ne pas voir le monde tel qu'il est.
Gallo filme la pluie sur le pare-brise où le paysage fond, il filme le vent, il filme au-devant du soleil qui éclabousse le plan : il y a l'eau, l'air, le feu - manque la terre. Bud traque l'image-terre en même temps que la vérité d'une histoire qui lui échappe. Sur son pare-brise se succèdent sans prévenir le jour et la nuit - le temps passe là, dans les raccords, dans la musique qui fait lien, dans le silence qui broie les morceaux du monde entrevu.
A Las Vegas, il rencontre Rose, prostituée qui appuie ses bras à la fenêtre du fourgon et lui demande s'il veut bien la prendre avec lui. Il refuse d'abord, fait le tour du block, et la retrouve : l'image se dédouble, elle s'appuie de nouveau à la fenêtre du fourgon - Bud ne se laissera plus prendre à aimer un fantôme. Il voit sa nuque dans le rétroviseur, où est notée l'inscription : objects in this mirror are closer than they appear. Il la prend avec lui, lui offre des frites, un coca, puis la laisse - il ne nouera avec le monde pas d'autre lien que celui qui l'unit à Daisy.
A Los Angeles, Bud s'arrête devant la maison de Daisy - près de la boîte aux lettres, il y a un fauteuil inoccupé. Une place libre, un trône : c'est le retour du Roi. Elément minimal duquel surgit une mythologie. Bud frappe à la porte, mais la maison est vide. Il laisse un mot, rejoint l'hôtel : Daisy lui apparaît.
La scène qui s'ensuit a été beaucoup commentée - on retiendra d'elle, avant tout, son instabilité : ce sont des retrouvailles, mais ça ressemble à une rupture, puis ça devient une scène de réconciliation, qui se mue en scène érotique, pornographique, dérive en dramatique, avant de s'avérer fantastique. C'est un formidable glissement auquel nous assistons, qu'on pourrait qualifier de bergmanien - puis Bud reprend la route, et l'image-terre apparaît, dans l'aridité d'un désert, son visage flou sur un paysage blanc, saturé de lumière.
(ce texte apparaît en forme courte ici, sur le site de Kinok, pour lequel j'écris désormais)
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