mercredi 3 juin 2009

Un film parlé - Um filme falado - Manoel de Oliveira



C'est un voyage qui ressemble, au moment-même où elle le vit, à un souvenir.
Leonor Silveira, professeur d'histoire à l'université de Lisbonne, embarque pour une croisière, jusqu'à Bombay où son mari l'attend, passant par Marseille, Naples, Athènes, Istanbul, Alexandrie et Aden. Elle découvre de vue ces lieux que les livres lui ont fait connaître. Avec elle sa fille, qui apprend à distinguer les civilisations, et s'interroge sur les guerres et les dépossessions.
Un film parlé joue sur une limite - celle, si ambiguë, du film touristique, volontiers didactique ("qu'est-ce qu'un muezzin ?", demande la petite fille à sa mère ; et face aux Pyramides, un acteur portugais déclame la phrase célèbre de Napoléon), accusant sa facticité. Oliveira ne masque pas la lourdeur du voyage organisé. Il filme les monuments plein cadre, il inscrit ses personnages dans les paysages comme s'il calquait des silhouettes sur des cartes postales. Il ajoute simplement à cela la douceur de l'enseignement maternel, à travers la voix apaisée et patiente de son actrice.
Mais Oliveira ne se limite pas à cela. Ce sont ces ruines qui ont chargé de sens nos sociétés européennes. Et ce sont ces mêmes sociétés qui épuisent le sens de ces ruines. En effet le voyage, dès les premières minutes, est plein d'une charge mélancolique - les rapides passages sur les sites touristiques inertes, l'accumulation du savoir historique et des vues de monuments, diffusent un sentiment de perte, de disparition. Cela est peut-être dû à la mer, à cette brume qui envahit le port de Lisbonne au moment du départ et masque le monument des découvertes, à l'ombre militaire qui entoure le personnage absent du mari.
Nous assistons un soir au dîner organisé par le capitaine du paquebot. Il est Américain, ses trois hôtes féminines sont française, grecque, italienne. Une femme d'affaires, une actrice de renom, un célèbre mannequin. Quatre langues autour de la table. Et chacun des hôtes comprend la langue de l'autre. Miraculeux échange, utopie d'une Babel sereine et intelligente. Malgré tout, là encore, l'impression que quelque chose en route s'est perdu, qu'aucun lien véritable ne pourra se nouer. Comme si la conversation, si charmante soit-elle, ne pouvait porter que les traits de la mondanité. Mélancolie des paroles comprises, mais absolument isolées.
Oliveira réalise un film sur l'Europe, sur ses fondements et ses articulations. A Pompéi, dans la célèbre maison où l'on voit ce motif avertissant de la présence d'un chien méchant, le cinéaste annonce la couleur : le ton sera tragique. Plus personne ne garde l'Europe. Plus que les signes de choses qui ne sont plus. On ne racontera pas la fin de la fable. On dira seulement que la langueur du temps présent (si vibrant des temps anciens) laisse entrevoir la fin des civilisations méditerranéennes. Traînant, lascif, le présent est en sursis, promis à la catastrophe.

Aucun commentaire: