L’entrée en matière fut fulgurante – La libertad, sorti en 2001 en France, et contant 24h dans la vie d’un bûcheron, avait marqué les esprits. On voyait un tatou découpé puis mangé, on voyait des arbres tomber, un homme travailler, pas de parole ou presque, et la caméra tournoyait dans les arbres à l’heure de la sieste. Ni réaliste ni magique, le cinéma de Lisandro Alonso semblait hors-genre, hors-catégorie, insaisissable. Il captivait avec presque rien. Quelque chose de mystérieux habitait chaque plan.
Premières images : un homme torse nu éclairé par un feu tient un grand couteau dans sa main. Il mange. Derrière lui, la forêt dans la nuit se révèle sous le coup de quelques éclairs. Et puis le titre, qui ne nous quittera plus : La libertad. Du couteau on passe alors à la hache, la journée commence, les arbres tombent.
Ce titre posé là soulève une interrogation : est-ce cela, la liberté ?
La liberté de qui ? D’un homme, d’un seul. Car c’est assurément une notion singulière.
Ce titre, et puis plus tard l’image de cet homme chiant en pleine nature, c’est le travail d’un peintre. Il n’y a pas vraiment d’opposition entre la proposition du titre et ce que nous voyons, mais il y a un contraste, une nuance, une dissonance s’infiltrant peu à peu avant de gagner tout à fait l’esprit du spectateur. L’homme travaille durement, ses gestes sont répétitifs, et pourtant quelque chose de sa liberté nous parvient, s’exaltant.
Un peintre et un provocateur – un cinéaste irrévérencieux, quoiqu’il en soit, montrant la forêt, sans le romantisme que le cinéma lui colle habituellement. La nature exploitée, ce serait cela la liberté ? La répétition d’un geste de plus en plus précis (abattre), jusqu’à la perfection. Mais aussi ce sentiment de ne jamais être surveillé. Faire un travail, mais seul, presque pour soi. Sans doute y a-t-il ici une définition de l’idéal de cinéaste de Lisandro Alonso.
En revoyant La libertad, on pense au récent L’homme sans nom de Wang Bing, dont le dispositif est plus complexe (un homme vivant loin de la société, dans un village abandonné, suivi pendant quatre saisons, quatre repas, quatre marches), mais finalement moins puissant. Car Lisandro Alonso a de l’humour. La sortie en ville, par exemple, est plutôt drôle. Le bûcheron, ayant vendu quelques troncs, fait ses courses : de l’essence, du tabac, un Fanta, une pute. Il ne refuse rien de ce que la société a à lui vendre. Seulement, il vit au loin, et jouit de cette distance. La liberté est peut-être une question de distance.
Liberté nuancée cependant. Au moment de la sieste, la caméra tournoie dans les arbres, dansant, traquant la lumière entre les branches, chassant les nuages, mais s’arrête soudain : cette envolée se heurte à une clôture. L’espace de la liberté est bien délimité.
Le film se termine sur la répétition de la première scène. Les éclairs, le feu, le couteau, la nourriture. L’homme regarde la caméra, comme en défi, l’air de dire : « et voilà ! »
Los muertos, sorti en 2004, renoue directement avec la figure de la caméra tournoyant dans les arbres, jusqu’au flou, sous le chant des oiseaux. Mais dans ce tournoiement, Lisandro Alonso introduit une narration. On passe près d’un premier corps allongé au bord d’une rivière, on en aperçoit un second, et puis les jambes d’un homme qui marche avec un grand couteau ensanglanté dans la main. Cela dit, le cinéaste ne s’arrête pas sur ces visions. La caméra continue, comme indifférente, à passer d’arbre en arbre. Ce n’est pas tant l’histoire qui importe, que la façon dont elle s’inscrit dans le paysage – et la façon dont elle en disparaît.
On verra souvent, dans Los Muertos, la caméra suivre le personnage principal, puis dériver comme si elle pouvait l’oublier, l’exclure, ne plus filmer que le ciel ou la rivière. La question qu’une telle figure de style implique est la suivante : comment le paysage étouffe l’histoire, comment le drame est une minuscule virgule dans un monde infini.
Comme dans La libertad, le cinéaste joue d’un décalage. Si Vargas, le personnage principal du film, a l’air doux, aimable, poli, on garde en tête la première scène du film, ce double meurtre. Quelqu’un l’a bien commis. Et Vargas sort de prison. C’est donc sans doute lui. Mais on ne peut complètement le croire. Le choix de l’acteur est un vrai choix de mise en scène. L’histoire ne fonctionne que parce que Vargas semble parfaitement innocent.
Les images elles-mêmes fonctionnent selon un régime d’idéalité : l’homme dans la nature, quelque chose d’harmonieux. Mais, bien sûr, les morts ne sont pas loin. Vargas fait un feu pour chasser les abeilles d’un tronc d’arbre et récupère le miel. Plus loin, il attrape une chèvre sur un rivage, et l’égorge, avant de l’éviscérer. Là, son passé se révèle. On ne peut plus ignorer que Vargas est le meurtrier de la première scène. Son grand couteau le trahit. Son visage impassible ne masque plus rien qui tienne. La violence du personnage semble innée, sans construction dramatique, presque banale. Elle tient sans doute à l’indifférence du monde autour de lui.
Dans Fantasma, qui date de 2006 mais qui n’est jamais sorti en France, on retrouve Vargas et le bûcheron de La libertad. C’est la première de Los Muertos dans un cinéma de Buenos Aires. Vargas est là en tant qu’acteur. Le bûcheron rôde dans les couloirs.
Lisandro Alonso semble s’être mis à croire en la seule puissance de son style. Il échoue à résoudre en termes cinématographiques la question de la salle de cinéma (Goodbye Dragon Inn, de Tsai Ming-Liang, était autrement plus fécond). Il peine à créer un univers aussi fort que dans ses deux précédents films. Mais peut-être que le cinéma de Lisandro Alonso ne peut se contenter de son seul style. Ce qui importe, aussi, c’est son énergie d’immersion : pour filmer, il faut partir. Ce n’est pas de coller Vargas-le-paysan dans un ascenseur qui parle qui dit quoi que ce soit du monde. Et même, cela, cette fausse bonne idée, c’est se contenter du contraste pour seul effet, tandis que les deux autres films décalaient, nuançaient, singularisaient.
Ce problème relance la question de l’exotisme : on préférera toujours un film de jungle à un film urbain (ceci en guise d’auto-critique, car peut-être le fantasme romantique de l’homme seul dans la nature m’empêche d’adhérer pleinement à Fantasma).
L’autre problème, inquiétant, c’est que le film de Lisandro Alonso sonne comme un bilan. Déjà ? Après seulement deux films, il s’auto-commémore. Il reprend une séquence entière de Los Muertos. Il reprend la même musique. Les mêmes comédiens. Les mêmes figures de style.
Avec Liverpool, sorti très difficilement en 2009 (alors que le film date de 2007), Lisandro Alonso prend le parti de la neige. Il filme Ushuaïa. Un homme sur un cargo débarque et rend visite à sa famille, qui vit là.
L’acteur n’est pas le meilleur choix du cinéaste. Il joue un peu plus que Vargas et le bûcheron. Il a des mimiques, son visage commente l’action, et sa présence colle trop à son personnage. Il est à la fois plus policé et moins aristocratique. L’espace filmé, du coup, vit moins que dans La libertad et Los Muertos.
D’autres détails heurtent. Sur une porte, il y a une affiche représentant le Christ. Le personnage principal, nommé Farrell, pousse cette porte, et prend donc la place du Christ. N’est-ce pas un peu lourd ?
Malgré cela, Lisandro Alonso reste le roi du contre-pied. A la fille de Farrell, mentalement déficiente, fruit d’un inceste entre lui et sa mère, il fait dire toutes les deux minutes : « tu me donnes de l’argent ? » Les gens lui parlent, elle les ignore. On est loin de la représentation usuelle de l’attardée mentale.
Les vingt dernières minutes du film sont extrêmement puissantes. Farrell a rendu visite à sa famille. Il rejoint le cargo. Mais la caméra reste. Cela crée un déséquilibre très réussi. Comme si on avait arraché du film ce qui en faisait le centre. Comme si on reprécisait ce qu’est ce centre. Pas le personnage, non, mais sa présence. Farrell est parti, mais il a laissé, ici, quelque chose de lui. Alors le film reste ici.
Personne ne discute du passage impromptu de Farrell. Mais on sent que chacun accuse le coup. Ce sont sans doute les mêmes gestes que d’habitude. Seulement, on les regarde autrement. Il y a, dans chaque plan, la trace du fils. Trace que l’on tente d’étouffer sous le silence du quotidien. Et sous la neige.
Au vu des quatre films de Lisandro Alonso, on vient à voir en lui un cinéaste de la présence. Sa façon de placer l’homme dans le paysage a quelque chose d’unique et de fascinant. C’est une étude à la fois très physique (le corps, le geste, le travail, la nourriture), et très immatérielle (la trace, le passage, le passé). Ces deux aspects se trouvent liés d’une manière rarement vue ailleurs.
Texte publié aussi sur Kinok.
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