vendredi 4 novembre 2011

Le lys brisé - DW Griffith - Broken Blossoms (1919)



L’immigration, c’est l’une des grandes histoires du XXème siècle. Griffith, en 1919, s’en empare, et ainsi fait le pari d’un cinéma où la seule frontière est celle qui sépare deux plans.
Un plan : un corps dans un décor. Et quand le corps est celui d’un immigrant, un hiatus se crée : un ancien sage bouddhiste donneur de leçons devenu épicier londonien, un Chinois au bord de la Tamise. Ce hiatus est absolument cinématographique, comme le gangster qui lit Mickey chez Godard – absolument cinématographique parce qu’au lieu de produire du sens, il suscite une interrogation (comment ça marche, un Chinois à Londres, un gangster qui lit Mickey ?). Le sens est l’affaire d’une image, l’interrogation est celle de la durée.

D’abord, Griffith nous montre le Chinois en Chine, puis il le transporte à Londres. A Londres, il fume de l’opium, plisse les yeux, attend que ça passe. Et puis, quelque chose de la Chine s’intercale dans le plan : un homme sonne une cloche. Une image, une seule, qui fait interférence, qui ramène l’ailleurs au cœur de l’ici. Un contre-champ mondial. Une séquence, dans ce film, c’est un tissage de temps disjoints que le cinéma permet de faire se rejoindre. « Broken bit », dit un carton : des fragments que le personnage ne parvient pas à assembler. Le film ne souffre pas du même mal que son personnage. Comment concilier Londres et la Chine ? C’est une affaire de grands studios hollywoodiens. C’est une affaire de mélodrame que de faire se rejoindre ceux que la ville et la morale séparent : l’immigré et la native, même pauvreté, mais leur amour est impossible (la ville est la morale, c’est ce que souvent les films muets nous donnent à voir). Là encore, une affaire de durée : le garçon et la fille sont séparés, comment vont-ils se rejoindre dans un même plan ? Un tiers du film pour un croisement de regards, et la moitié pour que le garçon passe un peu d’eau sur la joue de la fille.

Car il y a une fille, bien sûr. Une pauvrette très jolie jouée par la star Lillian Gish. Son père boxeur la boxe de temps à autres, la fouette avec acharnement. Elle a le dos courbé et elle ne sourit pas. Son père n’aime pas ça, alors elle s’invente un sourire, rehaussant avec l’index et le majeur les commissures de ses lèvres, et ça tient. Un sourire tient sur son visage triste. Un truc d’actrice, de grande actrice, de tragédienne : ça tombe bien, cette fille est tragédienne de sa propre vie. Tout l’accable. Et il faut dire que Griffith a le sens de l’accablement. Un missionnaire anglais partant en Chine donne au Chinois devenu anglais un prospectus dont le titre est « HELL ». Avec très peu d’effets, et beaucoup de distance, les personnages se prennent des coups (les coups les plus violents ne seront d’ailleurs pas montrés) – et ce ne sont pas les coups qui comptent (contrairement à ce que croit le boxeur), mais la profonde douleur qu’ils laissent derrière eux.

Tout ce que Griffith choisit de montrer est tout petit : un certain « Evil Eye » observe la rencontre du Chinois et de la fille, mais ne fait rien ; et après le carton « le terrible accident » survient une minuscule scène domestique où la fille brûle son père avec une soupière un peu chaude (de même, c’est une tasse brisée – la fille est un peu gourde – qui précipitera la fin de la romance). La tragédie, sans tirade, est affaire de vaisselle. On verra bien le père défoncer une porte à coups de hachette (comme dans Shining), mais Griffith choisira de nous montrer surtout la fille, coincée dans un cagibi, affolée, tenant sa poupée entre ses mains comme un totem. Il semblerait que ce cinéma-là ait une science de la surface si exacte que l’abîme est toujours suggéré.

Le choix de chacune des figures a son importance : « Evil Eye » a l’œil torve ; le père a une oreille repliée sur elle-même (une feuille de chou) ; la fille a le sourire torve, pourrait-on dire ; le Chinois a le corps tout entier tordu d’amour puis de douleur. Il y a là une iconographie de la souffrance (ou de la défaillance) physique, corporelle, qui est très mystérieuse – là encore, il s’agit de susciter, par le détail, une interrogation qui accompagne le spectateur, plutôt que de produire un sens imposé.

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