Yves Ordino n’avait pas une thune
mais beaucoup de désirs. Parmi ces désirs, notamment, il y avait : faire
un film. Pas faire carrière dans le cinéma, non – il était bien trop ambitieux
pour ça – mais seulement faire un film. Or il ne connaissait ni producteur ni
acteur, et n’avait nullement l’intention d’entreprendre la moindre démarche
pour en trouver. Il vivait à La-Roche-Sur-Yon et ne comptait pas s’expatrier
pour si peu – un film, pas dix, même pas deux : un. Un voisin avait bien
voulu lui prêter une caméra numérique haute définition. Yves Ordino l’avait
essayée, et il s’était rendu compte que l’image était moche, ou du moins
qu’elle ne correspondait pas du tout à ce qu’aurait dû être, selon lui, une
image de cinéma (le problème n’était pas tant que l’image de la caméra ne
ressemblait pas à celle des films qu’il avait vus – il avait d’ailleurs vu peu
de films et n’en avait jamais aimé aucun – mais bien plutôt qu’elle n’avait pas
de profondeur, pas de grain, pas de flou, pas d’éclat, pas de matérialité, pas
de réalité, pas d’irréalité non plus, bref, rien à voir avec l’image dont il
rêvait). Il raya donc de sa liste de sous-désirs, inhérents au désir de faire
un film, l’option (qui n’en était pas une) : grands paysages lyriques. Il
n’y aurait, dans le film qu’Yves Ordino allait réaliser, que des gros plans,
dont la beauté restait maîtrisable, malgré les défauts de la caméra. Le
problème, c’était qu’il n’avait pas d’acteurs.
Il réfléchit un long moment,
assis à la table où ses projets tour à tour naissaient puis s’évanouissaient,
de cette réflexion empreinte de tristesse où l’esprit peu à peu se résigne à ne
pas tout pouvoir, à ne pas tout satisfaire (mais c’est dur). Face à lui,
au-dessus de la table, il y avait une fenêtre. Dans le cadre de la fenêtre, il
y avait un pommier. Et sur la table, il y avait un calendrier qui indiquait la
date : 5 octobre, les pommes devaient êtres mûres. Il courut les cueillir.
Il revint chez lui nu, les bras chargés de ses vêtements eux-mêmes chargés de
pommes. Il y en avait plus de trois cent. Il eut alors l’idée suivante :
dans son film, il n’y aurait pas de paysages, et encore moins de visages ;
il y aurait des gros plans sur des mains en train d’éplucher une pomme ;
chaque scène durerait le temps d’un épluchage ; on reconnaîtrait les
personnages, peut-être à un bracelet, mais surtout à leur technique d’épluchage
(la spirale, la bande, le hasard, l’extrême finesse, la grossièreté) ;
dans une scène-clef, l’un des personnages se couperait ; ce serait Yves Ordino
lui-même qui interpréterait ce personnage, parce qu’aucun voisin n’accepterait
de se mutiler pour un film (tous des paysans) ; et on ne verrait jamais
plus largement que la pomme, le couteau et la main (parfois, peut-être, une
nappe, un verre d’eau, un biscuit, une montre, le motif d’une tapisserie), mais
par les voix, les dialogues, la lumière, le son, on aurait tous les indices
suffisants pour comprendre l’intrigue, tous les repères seraient là, et
pourtant on ne verrait que des mains épluchant des pommes. Yves Ordino estima
qu’il fallait au moins trois minutes pour éplucher une pomme. Pour faire un
long-métrage, il lui faudrait donc au moins vingt pommes. Il en avait trois
cent, tout allait bien. D’ailleurs, certains plans plus dramatiques que d’autres
dureraient dix minutes, la main de l’éplucheur deviendrait rêveuse,
mélancolique, ou complètement désorientée. Ce qui manquait, maintenant, c’était
l’intrigue.
Quelques jours, quelques semaines
passèrent, pendant lesquelles les pommes commencèrent à flétrir et l’intrigue à
sortir des préoccupations d’Yves Ordino. Il fallait tourner au plus vite ;
l’intrigue, de toute façon, n’était qu’une question de dialogues ; tout
pourrait être ajouté par la suite au montage ; il n’y aurait même pas de
postsynchronisation à faire puisqu’il n’y aurait pas de lèvres sur l’écran,
seulement des mains, des couteaux et des pommes. Le tournage démarra, les
voisins furent conviés à ce que le cinéaste nomma : le grand épluchage.
Au début de l’hiver, il avait
recueilli deux cent cinquante plans d’épluchage de pommes, certains très beaux,
notamment un, à l’aube (la lumière était douce, presque bleue), par de vieilles
mains atteintes de la maladie de Parkinson. Mais Yves Ordino n’avait toujours
pas de scénario. Il eut beau se creuser la tête pendant tout l’hiver, rien ne
venait, aucune intrigue, rien à articuler de dramatique autour de ces deux cent
cinquante plans de pommes à l’épluchage. Il pensa à une réunion de famille
autour de l’élaboration d’une tarte aux pommes, il pensa aux fins de repas de
quelques paysans vivant dans le même hameau sans s’être jamais adressé la
parole, il pensa aux connexions mystiques de par le monde de quelques individus
reliés par le goût qu’ils ont pour les pommes, puis il se rendit compte de la
pauvreté de son imagination, de l’insuffisance des histoires qu’il se
racontait, et il se contenta de regarder les deux cent cinquante plans et de
les trouver beaux. Oui, beaux, tels qu’ils étaient. Alors, il les oublia. Et le
film n’eut ni titre ni durée.
2 commentaires:
Très belle photo-montage. Elle est de vous ?
Oui, enfin ce n'est pas vraiment un montage, c'est un reflet dans une fenêtre par laquelle on voyait des arbres à la nuit tombée. Merci en tout cas.
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