
Ca s'appelle Où vont ceux qui s'en vont ?, et c'est aux éditions La Dragonne.
Malgré l'impression très forte que le film peut produire, je persiste à penser que Skolimowski n'est pas un grand cinéaste. Tout concourt pourtant à donner l'idée du chef d'oeuvre. La production d'abord, inouïe pour un film aussi radical, hélicoptères, explosions, tournage international. Le scénario ensuite, presque sans dialogue, proposant l'aventure d'un homme traqué quelque part dans le monde - c'est l'universalité qui est visée ici : qu'est-ce qu'un corps, qu'est-ce que la peur, qu'est-ce que la survie, comment mange-t-on, comment dort-on ? En bref : qu'est-ce que la présence ? Qu'est-ce que c'est, un être humain sur Terre, seul contre tous ? Et au-delà de cette universalité, Skolimowski ne refuse pas les signes politiques de notre époque : la barbe taliban, la combinaison orange Guantanamo, la torture, les soldats idiots comme des adolescents peuvent l'être lorsqu'ils ont du pouvoir mais pas d'éducation, la burqa dissimulant les identités des uns et des autres. Ces allusions politiques sont des propositions esthétiques d'une grande pertinence. Auxquelles s'ajoute un travail sur la couleur, que je trouve, personnellement, très laid, mais qui existe : du sépia désertique au blanc sur blanc des espaces enneigés, le cinéaste enchaîne les idées fortes. Le film n'est pas non plus une redite de Traqué : quand Friedkin organisait une rencontre entre le chasseur et sa proie jusqu'à ce que l'un et l'autre se confondent, Skolimowski préfère un homme réduit à rien et poursuivi par un groupe qui n'a pas de nom et peut-être aussi peu de légitimité que lui. D'un côté, on a un film d'amour, comme Koltès disait des films de kung-fu, de l'autre, on a quelque chose de plus acétique, sans contrechamp, plus 'essentiel' et canonique. Mais c'est là que ça se gâte.
Il y a dans Essential killing quelques minutes de grâce, où le cinéma de Skolimowski montre ce qu'il peut faire de mieux, et qu'on soit touché ou non par son style et par ses plans (que je trouve toujours un peu morts), on ne peut que s'incliner. Ces minutes recouvrent trois séquences : les chiens hurlant, le pêcheur et son poisson, et la femme au bonnet et l'enfant. Par la drôlerie outrageuse des deux dernières, on pourrait penser que le film va rejoindre le Merde de Carax, finir sur une irrévérence, emprunter la piste de l'outrance et de l'anarchie. Mais non. Ce qui est à l'oeuvre ici, c'est la sainteté. Ces trois séquences sont comme les épisodes d'une vie de saint. Et la dernière partie, avec Emmanuelle Seigner en muette consentante, confirme cette impression : Essential Killing est le film d'un chrétien convaincu, et, s'il ne l'avoue pas, s'il s'en défend, quoiqu'il fasse c'est là, dans le moindre plan, le moindre cadrage, la moindre idée esthétique (le cheval blanc sur lequel le sang d'un homme coule, voilà un beau poème de catéchumène). Prendre Vincent Gallo pour interpréter le rôle n'est pas anodin, quand on connaît sa propension au dolorisme christique, sur lequel The brown bunny repose, par exemple.
Pour les trois séquences en question, c'est formidable, c'est une piste de cinéma incroyable, c'est l'avènement de quelque chose dans le film que seule l'image peut dire. Pour le reste, c'est plus problématique. Dès qu'il s'agit du passé du héros, notamment, ressurgissant sous forme de séquences rêvées passées à travers un vilain filtre jaunâtre. Le héros est musulman, barbu, et l'imam lui promet monts et merveilles s'il tue. Sa femme a un voile bleu layette. Et quand il mange un fruit il ressemble à un prophète et regarde le ciel. Tout ça est très gentil, un peu inutile à mon goût, mais très gentil. Seulement, ces flashbacks font preuve de l'évidente incapacité de Skolimowski à s'échapper d'un système de représentation exclusivement chrétien. Ce n'est pas la chrétienté qui me gêne, mais la culture, l'étiquette "polonais catholique" accrochée à chacun des plans du film. Si bien que l'hypothèse de faire de ce héros un Saint n'est plus valable : c'est une hypothèse par défaut, pas un choix. Que Skolimowski prenne exemple sur Pasolini, qui avant de faire ses grands films païens, a tourné un Evangile, et, ce faisant, a désévangélisé son regard. Essential killing n'est pas le film universel qu'il voudrait être, c'est un film chrétien, suivant une pente compassionnelle sans faille. J'attends d'un artiste qu'il propose une vision du monde toujours un peu plus large que la culture dont il est issu. Là, avec ce film, on a affaire à un produit. De qualité, mais un produit quand même, repérable, facilement assimilable.