L'autobiographe est celui qui écrit sa propre vie. Aussi, lire sur l'affiche que cette Autobiographie de Nicolae Ceausescu est signée Andrei Ujica fait l'effet d'une blague. C'en est une, mais pas seulement. Pas seulement parce que c'est bien le point de vue de Ceausescu sur lui-même qui circule dans les images que Andrei Ujica nous présente. C'est une vie comme une fête, comme un trip au LSD sans redescente, sous les applaudissements et les saluts, la langue verrouillant toute pensée, laquelle se planque sous quelques mots-clefs faisant office d'intelligence suprême ("marxiste-léniniste", par exemple). Rien de plus que ce que la télévision officielle a bien voulu montrer. Et malgré cela, à ces images se superpose notre connaissance de l'histoire roumaine (et de l'histoire mondiale), comme un hiatus permanent : le temps joue contre l'actualité, parasite la joie sereine ou la gravité nuancée d'images jouant le rôle qu'on a bien voulu leur donner. Images qui se retourneront contre celui qui les fait naître : c'est la même télévision qui fera la gloire de Ceausescu et qui le jugera lamentablement avec sa femme à ses côtés après le massacre de Timisoara, appelé ici "génocide" (la propagande est morte, vive la propagande). Cela nous est donné dès le début du film, et colore les images qui suivront, glorieuses, intactes, de l'idée mythique de la créature se retournant contre son créateur. La télévision aura été le Frankenstein de Ceausescu.
Le film nous donne à comprendre que toute tentative de verrouillage de l'image en vue d'une propagande est vouée à l'échec. On entend souvent : "on fait dire ce qu'on veut aux images". Le film nous prouve le contraire : les images ont une parole propre, une réflexivité permanente, immortelle, malgré tous les effets et le génie de ceux qui les produisent, malgré tous leurs efforts, toutes leurs intentions pensées et préparées au millimètre près. Ce que nous apprend cette autobiographie, c'est qu'on ne peut pas se cacher derrière une image. On utilise les images pour se dissimuler, mais, fatalement, un jour ou l'autre, les images dénonceront cette dissimulation. C'est quelque chose de très paradoxal (se montrer pour se cacher) et il est jouissif de voir à quel point ce paradoxe ne tient pas : moins les images disent la vérité, plus elles la montrent. On imagine alors la méthode de ce film appliquée aux images que nous recevons en ce moment, aux images de notre présent, et on voit tout le travail à faire, sur Sarkozy notamment, toutes les joies critiques que le futur, que le temps nous réservent. Andrei Ujica nous apprend à voir plus loin qu'au présent. Le temps dessoude toute autorité, tout pouvoir du visible. Et le film dépasse son sujet, Ceausescu, la Roumanie, le communisme : sa méthode contamine chacune des figures en place, mortes ou vivantes, proches ou éloignées, tout le monde y passe.
Tout le monde y passe peut-être parce qu'il s'agit, justement, de Ceausescu et d'aucun autre dictateur. Le rapport de la Roumanie au monde était singulier, cherchant le contact, accueillant De Gaulle, visitant la Chine comme les Etats-Unis, préservant tant bien que mal son indépendance vis-à-vis de l'URSS. Le regard du spectateur de ce film est très vite exercé, aussi se met-il à démonter avec la même habileté le faste coloré et psychédélique des stades coréens et les pelouses vert fluo des meetings américains, les applaudissements des membres du Parti Communiste Roumain et les couronnes britanniques scintillantes. Cette autobiographie fait tout s'effondrer, tout défilé, tout gala, toute vacance présidentielle, toute main serrée et tout salut : mangée par l'image, dévorée, la politique telle qu'elle s'exerçait au XXème siècle ne semble plus tenable (on sait pourtant qu'elle peine à se renouveler, s'enfonçant au contraire dans le monde des images qu'elle croit pouvoir contrôler). Et cela, cette caducité de l'office politique, c'est le réjouissant constat du film de Ujica.
L'évolution du film est saisissante, s'emparant d'un spectacle permanent et le faisant sien selon une autre logique. Plus Ceausescu est jeune, plus les images sont vieilles. Noir et blanc granuleux, contrasté, de ce deuil national du précédent leader, où une file interminable d'anonymes passent devant le corps du défunt dans l'immense palais, jour et nuit. Et plus Ceausescu vieillit, petit, tassé, le visage taché, plus les images rajeunissent : vidéo aux couleurs vagues, striée, peinant à dessiner les contours des formes qu'elle filme. Le passage à la pellicule couleur est résolu par une partie de volley-ball où le Conducator se montre mauvais joueur. Dès lors, trips ultimes en Corée et en Chine où les dirigeants font du peuple des impressions colorées, après qu'ils en aient fait, quand la télévision était en noir et blanc, des silhouettes sur le bord des routes saluant le passage de la voiture présidentielle. D'ombres floues soutenant la majesté des paysages en devenir, le peuple devient tâche psychédélique. Peu à peu, l'homme du coeur du parti s'éloigne de ceux à qui il s'adresse, prend ses distances, prend de la hauteur. Il ne parle plus parmi, mais face, distant de quelques mètres de son auditoire dans une salle trop grande où pour la première fois il improvise un discours et s'énerve, scandant, battant des bras tel Don Quichotte. En même temps que le dictateur se désintéresse et s'épuise des obligations officielles, des visites des uns et des autres, des fleurs qu'il reçoit et rejette aussitôt à un homme porte-fleurs, des voyages creux où on l'applaudit comme chez lui, d'une visite aux studios Universal où capitalisme et socialisme se confondent dans le spectacle, l'homme s'inquiète de ce que son pays devient. Son discours se durcit. Son intelligence tente quelques sorties. Après les années diplomatiques, le ton monte. Les images accompagnent cette évolution. Car le film, non content d'être la critique d'une dictature et un essai sur la propagande d'une manière plus générale, est aussi une réflexion sur l'histoire des images.
A lire aussi, ces lignes sur Out of the present, du même Ujica, présenté au Festival du Cinéma du Réel il y a quelques semaines.
Le film nous donne à comprendre que toute tentative de verrouillage de l'image en vue d'une propagande est vouée à l'échec. On entend souvent : "on fait dire ce qu'on veut aux images". Le film nous prouve le contraire : les images ont une parole propre, une réflexivité permanente, immortelle, malgré tous les effets et le génie de ceux qui les produisent, malgré tous leurs efforts, toutes leurs intentions pensées et préparées au millimètre près. Ce que nous apprend cette autobiographie, c'est qu'on ne peut pas se cacher derrière une image. On utilise les images pour se dissimuler, mais, fatalement, un jour ou l'autre, les images dénonceront cette dissimulation. C'est quelque chose de très paradoxal (se montrer pour se cacher) et il est jouissif de voir à quel point ce paradoxe ne tient pas : moins les images disent la vérité, plus elles la montrent. On imagine alors la méthode de ce film appliquée aux images que nous recevons en ce moment, aux images de notre présent, et on voit tout le travail à faire, sur Sarkozy notamment, toutes les joies critiques que le futur, que le temps nous réservent. Andrei Ujica nous apprend à voir plus loin qu'au présent. Le temps dessoude toute autorité, tout pouvoir du visible. Et le film dépasse son sujet, Ceausescu, la Roumanie, le communisme : sa méthode contamine chacune des figures en place, mortes ou vivantes, proches ou éloignées, tout le monde y passe.
Tout le monde y passe peut-être parce qu'il s'agit, justement, de Ceausescu et d'aucun autre dictateur. Le rapport de la Roumanie au monde était singulier, cherchant le contact, accueillant De Gaulle, visitant la Chine comme les Etats-Unis, préservant tant bien que mal son indépendance vis-à-vis de l'URSS. Le regard du spectateur de ce film est très vite exercé, aussi se met-il à démonter avec la même habileté le faste coloré et psychédélique des stades coréens et les pelouses vert fluo des meetings américains, les applaudissements des membres du Parti Communiste Roumain et les couronnes britanniques scintillantes. Cette autobiographie fait tout s'effondrer, tout défilé, tout gala, toute vacance présidentielle, toute main serrée et tout salut : mangée par l'image, dévorée, la politique telle qu'elle s'exerçait au XXème siècle ne semble plus tenable (on sait pourtant qu'elle peine à se renouveler, s'enfonçant au contraire dans le monde des images qu'elle croit pouvoir contrôler). Et cela, cette caducité de l'office politique, c'est le réjouissant constat du film de Ujica.
L'évolution du film est saisissante, s'emparant d'un spectacle permanent et le faisant sien selon une autre logique. Plus Ceausescu est jeune, plus les images sont vieilles. Noir et blanc granuleux, contrasté, de ce deuil national du précédent leader, où une file interminable d'anonymes passent devant le corps du défunt dans l'immense palais, jour et nuit. Et plus Ceausescu vieillit, petit, tassé, le visage taché, plus les images rajeunissent : vidéo aux couleurs vagues, striée, peinant à dessiner les contours des formes qu'elle filme. Le passage à la pellicule couleur est résolu par une partie de volley-ball où le Conducator se montre mauvais joueur. Dès lors, trips ultimes en Corée et en Chine où les dirigeants font du peuple des impressions colorées, après qu'ils en aient fait, quand la télévision était en noir et blanc, des silhouettes sur le bord des routes saluant le passage de la voiture présidentielle. D'ombres floues soutenant la majesté des paysages en devenir, le peuple devient tâche psychédélique. Peu à peu, l'homme du coeur du parti s'éloigne de ceux à qui il s'adresse, prend ses distances, prend de la hauteur. Il ne parle plus parmi, mais face, distant de quelques mètres de son auditoire dans une salle trop grande où pour la première fois il improvise un discours et s'énerve, scandant, battant des bras tel Don Quichotte. En même temps que le dictateur se désintéresse et s'épuise des obligations officielles, des visites des uns et des autres, des fleurs qu'il reçoit et rejette aussitôt à un homme porte-fleurs, des voyages creux où on l'applaudit comme chez lui, d'une visite aux studios Universal où capitalisme et socialisme se confondent dans le spectacle, l'homme s'inquiète de ce que son pays devient. Son discours se durcit. Son intelligence tente quelques sorties. Après les années diplomatiques, le ton monte. Les images accompagnent cette évolution. Car le film, non content d'être la critique d'une dictature et un essai sur la propagande d'une manière plus générale, est aussi une réflexion sur l'histoire des images.
A lire aussi, ces lignes sur Out of the present, du même Ujica, présenté au Festival du Cinéma du Réel il y a quelques semaines.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire