American Passages, de Ruth Beckermann
American Passages est une confrontation. La cinéaste autrichienne Ruth Beckermann vient aux Etats-Unis pour voir ce qu'elle a déjà vu ailleurs, voir ce qu'on nomme clichés et comment ceux-ci peuvent encore tenir maintenant que Obama a été élu et que la crise financière a secoué l'hégémonie du pays. Son film prolonge les films, photographies et livres qu'on connaît - et vérifie leur stabilité. Est-ce que ça tient ?
Dans le choix de ce qu'elle filme et des personnes dont elle recueille l'histoire, l'anecdote, la parole, le témoignage, le sourire pleines dents ou la larme plein mouchoir, elle ne cache pas qu'elle vient d'ailleurs, d'Europe précisément, et que ce pays, duquel elle sera toujours l'étrangère, la fascine. On entend cette question, à un moment du film, posée par l'une des personnes interrogées : why America ? Why America ?, c'est aussi la question du film, qui témoigne de cette curiosité européenne pour les Etats-Unis, curiosité sans fond, reposant sur une croyance.
Les Etats-Unis se sont appropriés la foi comme devise, le fameux Trust d'In God We, et c'est comme s'il n'y avait plus qu'eux pour croire encore, comme si ce pays était la dernière réserve des fidèles, des illuminés, des espérants et des abandonnés. Ils semblent avoir détourné le Trust, confisqué, posé comme un écran entre les autres hommes et ce à quoi ils devraient croire. L'Européen qui veut croire doit d'abord croire aux Etats-Unis, qui semblent être la seule forme valable d'Humanité, à la fois ignorante du reste du monde, et très perméable à ce monde qui vient s'y retrouver, s'y confronter, s'y définir.
Le Trust souffle sous la parole de chacune des personnes rencontrées, et même la parole la plus critique est imprégnée de ce Trust. Tout est foi. Foi d'apparaître là, devant une caméra, et de dire ce qui est. La cinéaste construit son film sur ce rapport si singulier que les Américains ont à la parole.
American Passages divague, saute d'un Etat à l'autre puis revient au premier, sans linéarité ni logique autre que celle de la multitude, de l'étoilement du drapeau. Nous sommes dans les étoiles du drapeau plus que dans ses lignes. Et les passages dont il est question dans le titre n'ont rien à voir avec une durée ou un chemin. Les passages sont ce qu'on ne voit pas, divins pourrait-on dire, dans le miracle de ces paroles qui dialoguent sans s'entendre.
Prendre la parole est comme prendre corps. Le corps des individus filmés se manifeste en même temps qu'il parle, là par des larmes, là par les mains de la cinéaste qu'on attrape pour les serrer, là par un signe de reconnaissance immédiate. Comme si tous ces corps, prosélytes, nous invitaient à les rejoindre, comme s'ils étaient persuadés qu'il n'y a que ce pays, et que chacun d'entre eux est ce pays, même si ce pays les appauvrit, les condamne ou les tue.
La tonalité du film est mélancolique, pas ouvertement critique. On est loin de Jesus Camp ou autre Michael Moore. Mélancolique, comme toute personne étrangère, éprouvant dans la vision et dans l'échange avec l'étranger cette chose invraisemblable : ce pays qu'on voit et qu'on entend toujours, tout le temps, n'est peut-être, au fond, qu'images et mots, et n'a rien de plus à nous dire. Il n'y a pas de secret ici, pas de rationalité manquante, il y a cette foi dans la présence - l'occupation, par le son et l'image, d'une terre, et le recouvrement de cette terre. L'impression qu'on a du pays est alors un mélange étrange de vastitude et d'isolement.
Sem Companhia, de Joao Trabulo
Très beau film, qu'il me faudra revoir sans doute, tant sa force tient à des choses très subtiles et très sourdes, que l'accumulation de films vus pendant le festival finit par écraser.
Ce que je peux en dire, c'est qu'il s'agit de la vie de quelques hommes, deux surtout, prisonniers dans une prison de haute sécurité. Ils parlent, ils s'enferment, ils se font des prisons à l'intérieur de la prison, ils se consolent, se forcent à boire un grog, et parlent du passé comme si c'était leur futur. Partir en mer, surtout, sur les cargos. En attendant, ils lisent et commentent des poèmes et chacun a son interprétation. Ils lisent le Parfum de Süskind et chacun se trouve une odeur de laquelle il se sent proche - l'un de la terre et l'autre des poissons.
Ce qui est sidérant, c'est qu'à aucun moment la caméra n'agit comme le gardien supplémentaire, le surveillant. Le rapport que le cinéaste entretient à ses sujets est un rapport amical, passionné. Il les laisse parler longtemps, il les filme longtemps. Et ce temps décloisonne. Le spectateur ne voit plus des prisonniers mais des hommes.
En voyant Sem Companhia on ne peut pas s'empêcher de penser au travail de Pedro Costa. Et c'est à un point tel que je ne saurais pas dire en quoi Joao Trabulo s'en démarque. Il y a chez lui cette même beauté qui vient extraire les hommes de leur milieu, qui vient les affranchir. L'esthétique libère.
American Passages est une confrontation. La cinéaste autrichienne Ruth Beckermann vient aux Etats-Unis pour voir ce qu'elle a déjà vu ailleurs, voir ce qu'on nomme clichés et comment ceux-ci peuvent encore tenir maintenant que Obama a été élu et que la crise financière a secoué l'hégémonie du pays. Son film prolonge les films, photographies et livres qu'on connaît - et vérifie leur stabilité. Est-ce que ça tient ?
Dans le choix de ce qu'elle filme et des personnes dont elle recueille l'histoire, l'anecdote, la parole, le témoignage, le sourire pleines dents ou la larme plein mouchoir, elle ne cache pas qu'elle vient d'ailleurs, d'Europe précisément, et que ce pays, duquel elle sera toujours l'étrangère, la fascine. On entend cette question, à un moment du film, posée par l'une des personnes interrogées : why America ? Why America ?, c'est aussi la question du film, qui témoigne de cette curiosité européenne pour les Etats-Unis, curiosité sans fond, reposant sur une croyance.
Les Etats-Unis se sont appropriés la foi comme devise, le fameux Trust d'In God We, et c'est comme s'il n'y avait plus qu'eux pour croire encore, comme si ce pays était la dernière réserve des fidèles, des illuminés, des espérants et des abandonnés. Ils semblent avoir détourné le Trust, confisqué, posé comme un écran entre les autres hommes et ce à quoi ils devraient croire. L'Européen qui veut croire doit d'abord croire aux Etats-Unis, qui semblent être la seule forme valable d'Humanité, à la fois ignorante du reste du monde, et très perméable à ce monde qui vient s'y retrouver, s'y confronter, s'y définir.
Le Trust souffle sous la parole de chacune des personnes rencontrées, et même la parole la plus critique est imprégnée de ce Trust. Tout est foi. Foi d'apparaître là, devant une caméra, et de dire ce qui est. La cinéaste construit son film sur ce rapport si singulier que les Américains ont à la parole.
American Passages divague, saute d'un Etat à l'autre puis revient au premier, sans linéarité ni logique autre que celle de la multitude, de l'étoilement du drapeau. Nous sommes dans les étoiles du drapeau plus que dans ses lignes. Et les passages dont il est question dans le titre n'ont rien à voir avec une durée ou un chemin. Les passages sont ce qu'on ne voit pas, divins pourrait-on dire, dans le miracle de ces paroles qui dialoguent sans s'entendre.
Prendre la parole est comme prendre corps. Le corps des individus filmés se manifeste en même temps qu'il parle, là par des larmes, là par les mains de la cinéaste qu'on attrape pour les serrer, là par un signe de reconnaissance immédiate. Comme si tous ces corps, prosélytes, nous invitaient à les rejoindre, comme s'ils étaient persuadés qu'il n'y a que ce pays, et que chacun d'entre eux est ce pays, même si ce pays les appauvrit, les condamne ou les tue.
La tonalité du film est mélancolique, pas ouvertement critique. On est loin de Jesus Camp ou autre Michael Moore. Mélancolique, comme toute personne étrangère, éprouvant dans la vision et dans l'échange avec l'étranger cette chose invraisemblable : ce pays qu'on voit et qu'on entend toujours, tout le temps, n'est peut-être, au fond, qu'images et mots, et n'a rien de plus à nous dire. Il n'y a pas de secret ici, pas de rationalité manquante, il y a cette foi dans la présence - l'occupation, par le son et l'image, d'une terre, et le recouvrement de cette terre. L'impression qu'on a du pays est alors un mélange étrange de vastitude et d'isolement.
Sem Companhia, de Joao Trabulo
Très beau film, qu'il me faudra revoir sans doute, tant sa force tient à des choses très subtiles et très sourdes, que l'accumulation de films vus pendant le festival finit par écraser.
Ce que je peux en dire, c'est qu'il s'agit de la vie de quelques hommes, deux surtout, prisonniers dans une prison de haute sécurité. Ils parlent, ils s'enferment, ils se font des prisons à l'intérieur de la prison, ils se consolent, se forcent à boire un grog, et parlent du passé comme si c'était leur futur. Partir en mer, surtout, sur les cargos. En attendant, ils lisent et commentent des poèmes et chacun a son interprétation. Ils lisent le Parfum de Süskind et chacun se trouve une odeur de laquelle il se sent proche - l'un de la terre et l'autre des poissons.
Ce qui est sidérant, c'est qu'à aucun moment la caméra n'agit comme le gardien supplémentaire, le surveillant. Le rapport que le cinéaste entretient à ses sujets est un rapport amical, passionné. Il les laisse parler longtemps, il les filme longtemps. Et ce temps décloisonne. Le spectateur ne voit plus des prisonniers mais des hommes.
En voyant Sem Companhia on ne peut pas s'empêcher de penser au travail de Pedro Costa. Et c'est à un point tel que je ne saurais pas dire en quoi Joao Trabulo s'en démarque. Il y a chez lui cette même beauté qui vient extraire les hommes de leur milieu, qui vient les affranchir. L'esthétique libère.
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