lundi 15 octobre 2012

Et la vie, de Denis Gheerbrant (1991)






Et la vie n'est pas, contrairement à ce qu'on pourrait penser d'abord, une série de portraits. Personne ne se montre, personne ne représente quoi que ce soit, on ne sort pas du film en ayant l'impression d'avoir rencontré des gens (des vrais, comme on dit à la télé). Il s'agit plutôt d'un recueil itinérant de paroles, dont le sens n'est pas la propriété exclusive de ceux qui les profèrent, bien qu'il y ait parfois des choses très intimes dites ici ; mais aussitôt dites elles semblent échapper, être avalées à la fois par le film et le paysage (on est très loin de la confession, parce qu'on ne se départit jamais du politique au sens strict du terme : il n'y a pas de parole personnelle qui ne soit reliée à un universel, et cet universel n’a rien de symbolique).

En vérité, ce que Denis Gheebrant tente de capturer serait plutôt l'esprit des lieux, l'esprit de ces zones dévastées dont les années 90 ne savaient plus quoi faire (les terrils - la même année, Luc Moullet les filmait dans La cabale des oursins -, les friches industrielles, les cités HLM), avant que les années 00 les récupèrent (ou les délaissent). Car le cinéaste, non content de placer sa caméra en ces lieux terriblement tristes et de demander aux personnes qui les peuplent ce qu'est leur vie, place aussi son film en un temps précis : après la chute du mur, à la fin de l'ère industrielle (ou plutôt à son agonie). En faisant parler les hommes, il fait parler l'époque. La même année sortait Et la vie continue d'Abbas Kiarostami ; pour Gheerbrant, elle ne continue pas, elle s'arrête là, elle se suspend au temps du documentaire.

Le film est un creuset. En lui se déversent des peines, des combats et des histoires singulières, que le flux des images, plutôt que de les aligner, unit. Le cinéaste parle d'une langue qui serait propre au film et qui se constitue au fur et à mesure du métrage, une langue gloutonne faite des paroles de chacune des personnes interrogées. Tout se passe comme si le film avait sa propre mémoire, ses propres réseaux souterrains, et donnait aux mots prononcés une qualité fantômatique lui permettant de se les approprier. En effet, peu à peu, nous entendons moins la parole des gens que la langue du film (les portraits sont incomplets, parfois très brefs, mais leur somme constitue le portrait plus vaste d’une figure presque déjà absente). Et c'est cette appropriation qui fait tout l'intérêt de Et la vie : le cinéaste, sans se faire oublier, sans jouer le jeu de la fiction, ne nous donne pas à voir des échanges entre lui et les gens qu'il rencontre, mais bien plutôt un monde constitué plan après plan et qui nous regarde nous éloigner (le film rend à ce monde une fixité que le temps et l’histoire des hommes ont détériorée, et même les gens filmés, même les paysages ont l’air de se détacher de lui).

Et la vie est dédié au fils de Denis Gheerbrant, qui à cette époque-là commençait tout juste à parler. Et la vie, non content de documenter (c'est-à-dire de fixer quelque chose du monde en lui donnant une langue, donc), s'intéresse particulièrement à l'enfance et à la transmission. De nombreux hommes et femmes sans père, d'abord ; puis d'autres vivant dans les rêves de leur père ; une sage-femme, une naissance filmée en gros plan, une tentative de communication médicale ; enfin, une femme, une ouvrière qui a réussi à le rester, et qui se demande ce que feront ses enfants, et dans quel monde ils grandiront. Ces inquiétudes - ces intranquillités - sont celles du film : dans quel monde grandirons-nous, quel monde quittons-nous, à quoi ressemble ce que nous laissons aux suivants, et quels rêves restent en suspens ? C’est le suspens des rêves inaboutis qui est bien le plus triste, et qui donne au film sa qualité mélancolique. Toute cette glue d’un monde englouti mais qui infeste l’air et empèse les existences.

1 commentaire:

Cathedrale a dit…

celui là, il me le faut!!!