Abbas Kiarostami raconte l'histoire de reflets et de
vitres, au travers desquels les personnages se surveillent, se tiennent à
distance, ou exercent une emprise les uns sur les autres.
Le vieux professeur Takashi, depuis son
appartement-tour de contrôle aux baies vitrées panoptiques, observe l'arrivée
de la jeune prostituée Akiko, sans qu'on sache bien s'il est l'araignée ou le
moucheron sur lequel fond le monde avec cette vitesse qui le dépasse (le
téléphone ne sonne jamais assez longtemps, le répondeur se met inexorablement
en route, et les patinettes frottent la moquette molle de la pièce croulant
sous les livres).
Akiko, quant à elle, est cette identité vacante, ce
visage immobile et souvent pris derrère des vitres, sur lesquelles dérivent les
enseignes lumineuses de Tokyo comme autant de petites aiguilles de couleurs
vives, qui le lendemain, sur le trajet de retour, se changeront en nuages. Si
au début du film elle crie "non", c'est hors-champ, et ça n'aura
aucun effet : il suffira à son maquereau de sortir du bar où ils discutaient
pour que son reflet sur la vitre l'absorbe entièrement, annulant ainsi son
refus par une sorte d’étouffement plastique. Akiko a d’ailleurs un sérieux
problème d’image : elle ressemble à tout le monde, à la jeune fille
parlant au perroquet sur le célèbre tableau japonais, à la femme et à la fille
de Takashi, et aussi à une écolière délurée sur une petite annonce coquine
qu’on trouve partout dans Tokyo – elle ressemble à tout le monde de façon égale
(pourtant, parmi les 4 propositions / jeux de miroir, une est vraie), elle
n’est donc personne. Cette inconsistance très théorique est la limite du
film : les malheurs d’Akiko n’inspirent à celle-ci aucune révolte, aucun
mouvement, aucun dérèglement dans la mécanique de la mise en scène. Elle subit
les surprises du scénario sans rien pouvoir faire si ce n’est les admirer (on
est loin de l’insurrection de l’héroïne du Miroir
de Jafar Panahi).
La voisine de Takashi, elle aussi, a son rôle à jouer
dans cette histoire d’image et de champ. D’abord tenue hors-champ par le vieux
professeur qui refuse de lier conversation avec elle, elle se plaint de ce que
sa voiture obstrue son angle de vue. Quelques scènes plus loin, observant le retour
d’Akiko chez Takashi depuis un rideau qu’elle finit par écarter, elle montre
son visage, et le spectateur découvre la toute petite fenêtre depuis laquelle
elle raconte son histoire. De sa maison presque murée sort un cri terrifiant,
celui de son frère handicapé, qui, comme tous les cris de Like Someone In Love, reste hors-champ (comme une réserve de
violence).
Tout joue ainsi, sur les fenêtres et les reflets, les
hors-champs et les angles morts, jusqu'à l’ultime brisure, coup de théâtre
vaudevillesque un peu plat, ou coup de concept spécieux – le scénario s’est
inutilement chargé de hasards et coïncidences lelouchiens sans grand
intérêt ; à force de rebondissements, la mise en scène se change en marque
de fabrique, et le minimalisme du dispositif perd de sa tension.
Pourtant, le début du film a l’évidence d’Où est la maison de mon ami ? Akiko
est conduite de nuit en voiture à travers Tokyo. Depuis la banquette arrière,
elle écoute les nombreux messages que sa grand-mère, de passage à la capitale pour
la journée, lui a laissés. Elle demandera au chauffeur de faire deux fois le
tour de la place où sa grand-mère l’attend encore. Elle la regardera l’attendre
sous la statue, avec cette forme de patience active qui n’est pas le propre
d’Akiko (Akiko est plutôt l’impatience passive), comme si la grand-mère était
le cinéma de Kiarostami (statufié) que le film quittait, pour emprunter des
voies plus capricieuses, plus ternes.
Et c’est peut-être au Japon que Kiarostami fera son
film le plus éloigné du cinéma d’Ozu. Un film qui finit par bêtement opposer
l’intellectuel et le manuel, le sensible et le logique, le vieux et le jeune,
sans jamais rien dire d’Akiko, sans jamais lui laisser la possibilité d’être un
peu plus qu’une image parmi les mille images du film. Le petit trouble moral
que la fin occasionne (mieux vaut un bon client qu’un mauvais mari ?)
achève de transformer toutes les sornettes sentimentalo-esthétiques (Akiko
pleure, Akiko saigne, Akiko est muette de stupéfaction) en clichés terriblement
publicitaires (Kiarostami worldwide).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire