mercredi 17 octobre 2012

Like Someone In Love - Abbas Kiarostami






Abbas Kiarostami raconte l'histoire de reflets et de vitres, au travers desquels les personnages se surveillent, se tiennent à distance, ou exercent une emprise les uns sur les autres.
Le vieux professeur Takashi, depuis son appartement-tour de contrôle aux baies vitrées panoptiques, observe l'arrivée de la jeune prostituée Akiko, sans qu'on sache bien s'il est l'araignée ou le moucheron sur lequel fond le monde avec cette vitesse qui le dépasse (le téléphone ne sonne jamais assez longtemps, le répondeur se met inexorablement en route, et les patinettes frottent la moquette molle de la pièce croulant sous les livres).

Akiko, quant à elle, est cette identité vacante, ce visage immobile et souvent pris derrère des vitres, sur lesquelles dérivent les enseignes lumineuses de Tokyo comme autant de petites aiguilles de couleurs vives, qui le lendemain, sur le trajet de retour, se changeront en nuages. Si au début du film elle crie "non", c'est hors-champ, et ça n'aura aucun effet : il suffira à son maquereau de sortir du bar où ils discutaient pour que son reflet sur la vitre l'absorbe entièrement, annulant ainsi son refus par une sorte d’étouffement plastique. Akiko a d’ailleurs un sérieux problème d’image : elle ressemble à tout le monde, à la jeune fille parlant au perroquet sur le célèbre tableau japonais, à la femme et à la fille de Takashi, et aussi à une écolière délurée sur une petite annonce coquine qu’on trouve partout dans Tokyo – elle ressemble à tout le monde de façon égale (pourtant, parmi les 4 propositions / jeux de miroir, une est vraie), elle n’est donc personne. Cette inconsistance très théorique est la limite du film : les malheurs d’Akiko n’inspirent à celle-ci aucune révolte, aucun mouvement, aucun dérèglement dans la mécanique de la mise en scène. Elle subit les surprises du scénario sans rien pouvoir faire si ce n’est les admirer (on est loin de l’insurrection de l’héroïne du Miroir de Jafar Panahi).

La voisine de Takashi, elle aussi, a son rôle à jouer dans cette histoire d’image et de champ. D’abord tenue hors-champ par le vieux professeur qui refuse de lier conversation avec elle, elle se plaint de ce que sa voiture obstrue son angle de vue. Quelques scènes plus loin, observant le retour d’Akiko chez Takashi depuis un rideau qu’elle finit par écarter, elle montre son visage, et le spectateur découvre la toute petite fenêtre depuis laquelle elle raconte son histoire. De sa maison presque murée sort un cri terrifiant, celui de son frère handicapé, qui, comme tous les cris de Like Someone In Love, reste hors-champ (comme une réserve de violence).

Tout joue ainsi, sur les fenêtres et les reflets, les hors-champs et les angles morts, jusqu'à l’ultime brisure, coup de théâtre vaudevillesque un peu plat, ou coup de concept spécieux – le scénario s’est inutilement chargé de hasards et coïncidences lelouchiens sans grand intérêt ; à force de rebondissements, la mise en scène se change en marque de fabrique, et le minimalisme du dispositif perd de sa tension.

Pourtant, le début du film a l’évidence d’Où est la maison de mon ami ? Akiko est conduite de nuit en voiture à travers Tokyo. Depuis la banquette arrière, elle écoute les nombreux messages que sa grand-mère, de passage à la capitale pour la journée, lui a laissés. Elle demandera au chauffeur de faire deux fois le tour de la place où sa grand-mère l’attend encore. Elle la regardera l’attendre sous la statue, avec cette forme de patience active qui n’est pas le propre d’Akiko (Akiko est plutôt l’impatience passive), comme si la grand-mère était le cinéma de Kiarostami (statufié) que le film quittait, pour emprunter des voies plus capricieuses, plus ternes.

Et c’est peut-être au Japon que Kiarostami fera son film le plus éloigné du cinéma d’Ozu. Un film qui finit par bêtement opposer l’intellectuel et le manuel, le sensible et le logique, le vieux et le jeune, sans jamais rien dire d’Akiko, sans jamais lui laisser la possibilité d’être un peu plus qu’une image parmi les mille images du film. Le petit trouble moral que la fin occasionne (mieux vaut un bon client qu’un mauvais mari ?) achève de transformer toutes les sornettes sentimentalo-esthétiques (Akiko pleure, Akiko saigne, Akiko est muette de stupéfaction) en clichés terriblement publicitaires (Kiarostami worldwide).

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