Si Les parapluies de Cherbourg est un film
extrêmement triste, et si Les demoiselles de Rochefort est beaucoup plus
léger, il n'en reste pas moins qu'entre les deux le chant continu s'est perdu.
La scène du dîner en alexandrins rimés non chantés est représentative de cet
ennui qui commence à ronger le cinéma de Jacques Demy. "Il manque la
musique", dit l'un des convives. "Je me sens quotidienne", en
dit une autre. On est à la lisière du chant, tenu tout au bord du secret de la
banalité transcendée. Le désir n'investit plus la vie présente. Rochefort est
pleine de gens qui partent, qui ne tiennent pas en place (la danse est beaucoup
plus présente que dans Les parapluies) ; tandis qu'à Cherbourg, l'odeur
d'essence, la pluie, la petite station service, tout cela était inclus dans le
rêve d'existence des personnages, tout cela était chantable.
Les demoiselles de Rochefort est un film gagné par la nostalgie de l'ailleurs (Paris, le Pacifique), de ce qui n'existe pas encore et de ce qui n'existera sans doute jamais (le Mexique d'Yvonne Garnier). Les Parapluies est un film au présent absolu où l'ailleurs n'existe pas (et c'est ce qui rend Guy si insaisissable, si oubliable pour Geneviève qui ne peut composer qu'avec le là et le maintenant). Dans Les demoiselles, l'amour est ailleurs et plus tard, toujours projeté, toujours rêvé. Alors on pourrait dire que c'est un film au futur imparfait. La chanson n'est plus qu'une irruption, un temps particulier qui semble volé au réel. On sent le poids du temps, la lourdeur de la présence au monde. La mère des Demoiselles ne fait que fredonner : elle a perdu sa chanson, l'amour s'est trop éloigné d'elle ; Solange compose sa symphonie, et doit l'égarer dans la rue pour que l'homme qu'elle aimera s'en empare et fasse tout pour la rencontrer ; Delphine quant à elle a été peinte par un homme avant qu'ils ne se rencontrent, ils partagent une même chanson (un même idéal), ils sont liés par un air, mais les circulations sont telles, dans Rochefort, qu'ils tardent à se réunir : c'est comme s'ils manquaient de matérialité. Comme si la chanson n'était plus l'expression de l'éternité, mais au contraire sa quête, ou l'abstraction de l'amour pas encore vécu mais déjà trop envisagé, trop attendu.
Jacques Demy pose dans les dialogues de son film la question de l'abstrait et celle du figuratif. Le jeune peintre, qui ne jure que par la modernité, peint une seule toile figurative : et c'est le visage de Delphine qu'il peint, cette abstraction pure. Un homme passant devant une galerie et voyant un tableau tout bleu dit que le bleu de ce tableau ressemble au bleu des yeux de son ami, et qu'alors on ne peut pas croire que l'abstrait ne représente rien puisque ce tableau ressemble à des yeux. Enfin, Lola (cf le personnage du premier long-métrage de Jacques Demy) a été découpée en morceaux, et les morceaux ont été rangés dans une malle en osier. Les passants courent voir Lola : ils voient une malle. Et le jeune peintre aime beaucoup ça. Demy ne cesse de jouer sur cette tension entre le figuratif et l'abstrait, comme si la plus figurative des formes tendait toujours vers une abstraction absolue, et comme si la chose la plus abstraite était une manière de rejoindre le réel avec plus de précision encore que le figuratif. Le cinéaste brouille les pistes, n'oppose rien, au contraire laisse les formes et les genres s'hybrider. Et le film lui-même est parcouru par cette tension entre l'évidence du réel et celle du rêve, entre le corps et le désir, corps qui peut être pur désir et ne jamais trouver qui le fixe, et désir capable de créer des corps. C'est que le réel, pour Jacques Demy, c'est l'autre.
Les demoiselles de Rochefort ne se contente pas de révéler l'abstrait dans le figuratif, ou le futur dans le présent... Il joue beaucoup sur la coexistence d'éléments disparates au sein d'une même image, d'une même figure. Il en va ainsi pour les décors et les personnages : décors de petits garçons (camions, motos, bateaux) et coeurs de petites filles. Quand Solange joue sa symphonie, un plan sans lien narratif évident nous montre deux amoureux croisant un troupeau de bonne soeurs, comme si Solange avait, par la musique, organisé la rencontre du religieux et du sensuel - mais le plan pourrait tout aussi bien être de transition, et pas d'illustration : en fait, il est à la fois effet et passage. Le personnage de Michel Piccoli est celui qui synthétise le plus ouvertement cette androgynie de chaque instant : il s'appelle Monsieur Dame. Le début du film est très mystérieux. Les forains engagent leur camion sur un pont transbordeur, et, le temps de la traversée, sortent au soleil et dansent très lentement. Il y a quelque chose de l'ordre de l'éveil et du rêve dans cette danse, quelque chose d'infiniment vaporeux, comme si Rochefort était le Brigadoon de Jacques Demy, cette ville qui n'existe qu'un jour par siècle (Gene Kelly est au générique du film de Demy comme de celui de Minnelli). Mais la ville est moins enchantée que ne le sont les forains, qui apportent la danse où tout n'était qu'impatience, et le possible ailleurs où tout semblait trop clos.
Les demoiselles de Rochefort est un film gagné par la nostalgie de l'ailleurs (Paris, le Pacifique), de ce qui n'existe pas encore et de ce qui n'existera sans doute jamais (le Mexique d'Yvonne Garnier). Les Parapluies est un film au présent absolu où l'ailleurs n'existe pas (et c'est ce qui rend Guy si insaisissable, si oubliable pour Geneviève qui ne peut composer qu'avec le là et le maintenant). Dans Les demoiselles, l'amour est ailleurs et plus tard, toujours projeté, toujours rêvé. Alors on pourrait dire que c'est un film au futur imparfait. La chanson n'est plus qu'une irruption, un temps particulier qui semble volé au réel. On sent le poids du temps, la lourdeur de la présence au monde. La mère des Demoiselles ne fait que fredonner : elle a perdu sa chanson, l'amour s'est trop éloigné d'elle ; Solange compose sa symphonie, et doit l'égarer dans la rue pour que l'homme qu'elle aimera s'en empare et fasse tout pour la rencontrer ; Delphine quant à elle a été peinte par un homme avant qu'ils ne se rencontrent, ils partagent une même chanson (un même idéal), ils sont liés par un air, mais les circulations sont telles, dans Rochefort, qu'ils tardent à se réunir : c'est comme s'ils manquaient de matérialité. Comme si la chanson n'était plus l'expression de l'éternité, mais au contraire sa quête, ou l'abstraction de l'amour pas encore vécu mais déjà trop envisagé, trop attendu.
Jacques Demy pose dans les dialogues de son film la question de l'abstrait et celle du figuratif. Le jeune peintre, qui ne jure que par la modernité, peint une seule toile figurative : et c'est le visage de Delphine qu'il peint, cette abstraction pure. Un homme passant devant une galerie et voyant un tableau tout bleu dit que le bleu de ce tableau ressemble au bleu des yeux de son ami, et qu'alors on ne peut pas croire que l'abstrait ne représente rien puisque ce tableau ressemble à des yeux. Enfin, Lola (cf le personnage du premier long-métrage de Jacques Demy) a été découpée en morceaux, et les morceaux ont été rangés dans une malle en osier. Les passants courent voir Lola : ils voient une malle. Et le jeune peintre aime beaucoup ça. Demy ne cesse de jouer sur cette tension entre le figuratif et l'abstrait, comme si la plus figurative des formes tendait toujours vers une abstraction absolue, et comme si la chose la plus abstraite était une manière de rejoindre le réel avec plus de précision encore que le figuratif. Le cinéaste brouille les pistes, n'oppose rien, au contraire laisse les formes et les genres s'hybrider. Et le film lui-même est parcouru par cette tension entre l'évidence du réel et celle du rêve, entre le corps et le désir, corps qui peut être pur désir et ne jamais trouver qui le fixe, et désir capable de créer des corps. C'est que le réel, pour Jacques Demy, c'est l'autre.
Les demoiselles de Rochefort ne se contente pas de révéler l'abstrait dans le figuratif, ou le futur dans le présent... Il joue beaucoup sur la coexistence d'éléments disparates au sein d'une même image, d'une même figure. Il en va ainsi pour les décors et les personnages : décors de petits garçons (camions, motos, bateaux) et coeurs de petites filles. Quand Solange joue sa symphonie, un plan sans lien narratif évident nous montre deux amoureux croisant un troupeau de bonne soeurs, comme si Solange avait, par la musique, organisé la rencontre du religieux et du sensuel - mais le plan pourrait tout aussi bien être de transition, et pas d'illustration : en fait, il est à la fois effet et passage. Le personnage de Michel Piccoli est celui qui synthétise le plus ouvertement cette androgynie de chaque instant : il s'appelle Monsieur Dame. Le début du film est très mystérieux. Les forains engagent leur camion sur un pont transbordeur, et, le temps de la traversée, sortent au soleil et dansent très lentement. Il y a quelque chose de l'ordre de l'éveil et du rêve dans cette danse, quelque chose d'infiniment vaporeux, comme si Rochefort était le Brigadoon de Jacques Demy, cette ville qui n'existe qu'un jour par siècle (Gene Kelly est au générique du film de Demy comme de celui de Minnelli). Mais la ville est moins enchantée que ne le sont les forains, qui apportent la danse où tout n'était qu'impatience, et le possible ailleurs où tout semblait trop clos.
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