Dès les premiers plans, la femme qui porte un imperméable noir brillant dans la nuit, les arbres nus sur le bord de la route, et le cadavre au visage invisible à l'arrière de la voiture, donnent l'impression d'un monde en lambeaux, déchiqueté, auquel il manque des cases, un socle, une organisation – un monde gagné par le chaos. Le paysage se désagrège. Même la lune a l'air d'un vieil oeuf sec. Et si la musique de Maurice Jarre tente de tout tenir ensemble par son rythme haletant, on n'est pas dupe : tout ça va s'effondrer.
Quand on lâche les chiens à la fin du film et que le docteur-greffeur Génessier est mangé, c'est moins la question de l’animalité de l’homme qui est en jeu, que celle, précisément, du déchiquètement. Le symbole intéresse peu Franju, la peau qu’on arrache, par contre, beaucoup plus. Aussi, le dernier plan où Christiane, la fille de Génessier, avance de nuit dans le parc de la propriété avec les colombes autour d'elle, est moins l’image d'une liberté retrouvée, que le signe glaçant d'une folie sans retour. Le docteur, avec l’aide du cinéaste, a créé un fantôme ; le film peut s'interrompre. Il y a des gens aujourd'hui qu’on croise dans la rue, à propos desquels on peut dire : " elle ressemble à la fille des Yeux sans visage." Rares sont les films à atteindre la puissance du mythe, inventant des figures dont on ne sait plus si elles sont tirées du réel ou si c’est elles qui l’ont infiltré et perverti.
Christiane Génessier, interprétée par Edith Scob, est de celles-ci : ce grand oiseau frêle au long cou, qui avance, fragile, dans les pièces d’une demeure trop grande, faisant office à la fois de refuge et de prison – Christiane, captive de l’amour d’un père, et portant sous ses ordres un masque en attendant d’adopter le visage qu’il lui prépare – Christiane, que rien n’atteint, trop pure pour garder longtemps sur sa chair la peau d’une autre qu’elle, et que le crime et l’amour mêlés lui donnent telle une becquée – Christiane enfin, qui appelle son amour mais n’ose pas lui parler, et qui finit par prononcer son nom, Jacques, deux fois, comme un murmure, comme une extinction de voix.
Qu'est-ce qui fait, alors que La piel que habito est une copie colorisée quasi-exacte des Yeux sans visage, que le premier est un navet, et le second un chef d'oeuvre ? Peut-être la différence tient-elle à une scène : celle de la découpe de la peau d'un visage. Si Franju l'ose et la fait durer, accumulant pinces et scalpels jusqu’à ce que le visage, telle une chaussette sur un pied, se retrousse, Almodovar l'esquive. Mais ce n'est pas une simple scène de bravoure : c'est ce qu'on n'imaginait pas pouvoir voir au cinéma. Et tout le film de Franju tend vers cette limite du visible, tandis qu'Almodovar se contente de batifoler dans les périphéries de la morale. C’est peut-être ça qui fait les grands films : cette tension qu’ils portent en eux et qui les force à représenter l’irreprésentable.
Dans la clinique du docteur Génessier, il y a un gamin qui ne voit pas le bon nombre de doigts que le médecin lui montre. Exclu de la communauté du visible, on sait dès lors qu'il va mourir. Le film, montrant trois doigts et disant quatre – c’est-à-dire montrant l’impossible – porte cette mort en lui. L’image est en danger. L’aboiement permanent des chiens sur la bande-son renforce cette menace.
Même les visages peuvent basculer. Bunuel et Dali tranchaient dans l'oeil, Franju s’attaque à la peau qui l’entoure, la défait et la plaque autour d’autres yeux. Quand enfin Christiane apparaît sans masque, il y a sur son visage le souvenir des sacrifices commis pour elle. Il y a sur son visage la dette, le meurtre, l’emprise d’un père, comme autour du cou de sa belle-mère, cachées par un collier de perles, subsistent quelques plaies. Je, ici, est définitivement autre : aliéné. L’apparition de ce visage n’est cinématographiquement pas tenable. La greffe ne prend pas. Une succession de photographies, témoignant du dépérissement progressif du visage à peau d’emprunt, remplace le cinéma. Alors on ressort le masque et on libère les chiens pour finir le film. Cinéma d'aventures : ce n'est pas, comme dans Salo, un poing levé qui va mettre un terme à l'enfer, mais une ruse de détective teignant une brune en blonde.
Quand on lâche les chiens à la fin du film et que le docteur-greffeur Génessier est mangé, c'est moins la question de l’animalité de l’homme qui est en jeu, que celle, précisément, du déchiquètement. Le symbole intéresse peu Franju, la peau qu’on arrache, par contre, beaucoup plus. Aussi, le dernier plan où Christiane, la fille de Génessier, avance de nuit dans le parc de la propriété avec les colombes autour d'elle, est moins l’image d'une liberté retrouvée, que le signe glaçant d'une folie sans retour. Le docteur, avec l’aide du cinéaste, a créé un fantôme ; le film peut s'interrompre. Il y a des gens aujourd'hui qu’on croise dans la rue, à propos desquels on peut dire : " elle ressemble à la fille des Yeux sans visage." Rares sont les films à atteindre la puissance du mythe, inventant des figures dont on ne sait plus si elles sont tirées du réel ou si c’est elles qui l’ont infiltré et perverti.
Christiane Génessier, interprétée par Edith Scob, est de celles-ci : ce grand oiseau frêle au long cou, qui avance, fragile, dans les pièces d’une demeure trop grande, faisant office à la fois de refuge et de prison – Christiane, captive de l’amour d’un père, et portant sous ses ordres un masque en attendant d’adopter le visage qu’il lui prépare – Christiane, que rien n’atteint, trop pure pour garder longtemps sur sa chair la peau d’une autre qu’elle, et que le crime et l’amour mêlés lui donnent telle une becquée – Christiane enfin, qui appelle son amour mais n’ose pas lui parler, et qui finit par prononcer son nom, Jacques, deux fois, comme un murmure, comme une extinction de voix.
Qu'est-ce qui fait, alors que La piel que habito est une copie colorisée quasi-exacte des Yeux sans visage, que le premier est un navet, et le second un chef d'oeuvre ? Peut-être la différence tient-elle à une scène : celle de la découpe de la peau d'un visage. Si Franju l'ose et la fait durer, accumulant pinces et scalpels jusqu’à ce que le visage, telle une chaussette sur un pied, se retrousse, Almodovar l'esquive. Mais ce n'est pas une simple scène de bravoure : c'est ce qu'on n'imaginait pas pouvoir voir au cinéma. Et tout le film de Franju tend vers cette limite du visible, tandis qu'Almodovar se contente de batifoler dans les périphéries de la morale. C’est peut-être ça qui fait les grands films : cette tension qu’ils portent en eux et qui les force à représenter l’irreprésentable.
Dans la clinique du docteur Génessier, il y a un gamin qui ne voit pas le bon nombre de doigts que le médecin lui montre. Exclu de la communauté du visible, on sait dès lors qu'il va mourir. Le film, montrant trois doigts et disant quatre – c’est-à-dire montrant l’impossible – porte cette mort en lui. L’image est en danger. L’aboiement permanent des chiens sur la bande-son renforce cette menace.
Même les visages peuvent basculer. Bunuel et Dali tranchaient dans l'oeil, Franju s’attaque à la peau qui l’entoure, la défait et la plaque autour d’autres yeux. Quand enfin Christiane apparaît sans masque, il y a sur son visage le souvenir des sacrifices commis pour elle. Il y a sur son visage la dette, le meurtre, l’emprise d’un père, comme autour du cou de sa belle-mère, cachées par un collier de perles, subsistent quelques plaies. Je, ici, est définitivement autre : aliéné. L’apparition de ce visage n’est cinématographiquement pas tenable. La greffe ne prend pas. Une succession de photographies, témoignant du dépérissement progressif du visage à peau d’emprunt, remplace le cinéma. Alors on ressort le masque et on libère les chiens pour finir le film. Cinéma d'aventures : ce n'est pas, comme dans Salo, un poing levé qui va mettre un terme à l'enfer, mais une ruse de détective teignant une brune en blonde.
2 commentaires:
J'ai trouvé un lien qui, me semble-t-il, fait écho à votre réflexion : http://www.coaltar.net/_TEXTES/bourrit_fantasme.html
L'article est passionnant, merci ! Ce qui me parle le plus là-dedans est peut-être cette idée d'une ressemblance (par l'absence de visage au sens cinématographique du terme) entre la femme sans visage et le chien.
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