vendredi 12 octobre 2012

Rêve et Silence - Jaime Rosales (Sueño y silencio)







Poncif : un film est une succession de plans. Certes. Mais Rêve et Silence est ceci d'une façon extrême, évidente, décharnée, presque osseuse. Les plans du film ont l'air d'être extraits d'un flux (le temps) qui ne parvient pas à les contenir. Pourquoi ces plans ? Pourquoi ces fragments du temps et pas d'autres ? Sont-ils plus instables que les autres ? Sont-ils spéciaux (au sens où leur ensemble formerat une espèce identifiable, un style, une unité esthétique) ? Pas vraiment : le cinéaste joue sur une mise en scène très réaliste, à la lisière du banal. Mais, au sein de cette banalité, un drame se noue : une des petites filles de la famille que nous regardions vivre depuis quelques minutes disparaît. Elle disparaît scénaristiquement : c'est-à-dire qu'on apprend qu'elle est morte. Les plans qui suivent sont, bien sûr, chargés de son absence (poncif n°2), mais vont surtout, peu à peu, organiser sa réapparition, d'abord par l'émotion sur le visage de sa mère, par la mémoire défaillante de son père, par les mots, puis hors-champ, et, finalement, dans le plan. La petite fille est de retour dans ces fragments flottants et arbitraires d'un flux qui continuait sans elle. Un fantôme peut-être (et les grands mouvements de caméra gracieux dans le parc des Buttes-Chaumont annoncent cette dimension fantômatique de l'image, au-delà de son réalisme banal), mais surtout une survivance. Une image, en fait. Rêve et silence est en quête d'une image perdue, en lutte pour le retour de ce qui n'est plus.

La beauté des plans ne tient pas aux corps ni aux visages des acteurs, peu cinégéniques à part le grand-père, car eux-mêmes sont les éléments de la banalité à l'oeuvre (on n'est pas chez Antonioni, où les visages soulèvent l'ennui). Elle ne tient pas non plus à une épure sentimentale (il y a de petites histoires en trop : l'amnésie du père par exemple), ni à une surcharge passionnelle (tout est assez bas, pauvre, un peu terne : l'envie de divorcer de la mère). Elle tient vraiment et seulement au cadre, au choix permanent de regarder cette partie-là du monde et de laisser hors-champ telle autre. A cette façon de se tenir trop loin ou trop près de ce qui se joue, de ne jamais placer le spectateur à l'endroit où il s'y attend - c'est que le film a pour désir de déplacer le regard, de l'obstruer ou le laisser vacant, de lui enfoncer la tête contre les murs ou au contraire de le détourner légèrement d'une façon particulièrement inconfortable. Et si Rêve et silence a parfois tout d'une épreuve (la banalité étouffante des échanges), il gagne peu à peu sa force de grand film, par le secret de tous ces hors-champs et hors-temps qui d'un coup se précipitent dans le plan et font un bloc magique et délavé où tout est trace et persistance.

Si les cinéastes parisiens aiment filmer leur ville de l'intérieur (petits cafés et grands appartements), les étrangers (Hou Hsiao Hsien, Hong Sang Soo, Nobuhiro Suwa) préfèrent hanter Paris par les parcs (comme Rohmer, qui est sans doute un cinéaste étranger modèle). Hanter est le mot juste : Paris, à travers leur regard, prend des allures plus spectrales qu'oedipiennes. Les bâtiments et les cellules les fascinent moins que la façon dont la ville contient la nature, c'est-à-dire l'ouvert et le persistant, le fragile et l'inclassable. Il y a sans doute quelque chose d'évanescent dans cette ville, quelque chose de rêveur, que les Parisiens discernent peu à force de vouloir faire croire que quelque chose s'y passe, que des mythes nouveaux se forgent à partir de la carcasse des anciens. Jaime Rosales, lui, saisit bien le corps absent de la ville, l'immatérialité de sa structure plus sociale qu'architecturale, et plutôt que de chercher sa place là-dedans, il zone, il erre, il s'émeut de ces lignes flottantes et indiscernables, en contant une histoire qui fait corps de cette évanescence.


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