
On suit un homme, pas n'importe lequel, un blond, un fou, avec des yeux comme deux étangs dans lesquels on a jeté des cadavres. On le suit mais c'est plus que le suivre : on le colle. La caméra harnachée autour de la taille de l'acteur dans les premières séquences fait cet effet d'une proximité gluante, à la fois sexuelle et psychique : le spectateur est pris dans le périmètre de son aura, à l'écart de laquelle, naturellement, il se tiendrait. Pas d'écart possible, pas de naturel : Kargl nous force à rester là, trop près - comme le visage à la bouche béante dans le tableau de Munch, Le cri, semble collé à la toile, projeté à la gueule de celui qui le regarde. Le crieur et le psychopathe traversent l'image ; ils sont l'image, la matière de l'image.
Toute mise en scène est question de distance. La distance nulle serait la caméra subjective, mais la caméra subjective annule la dimension plastique du sujet. Ici, dans Schizophrenia, le cinéaste se tient à la lisière de la subjectivité : dans l'épousement d'un corps, d'une forme, d'un mouvement. La caméra est comme un chancre. Elle cherche, dans l'homme en fuite, sa fixité, sa résolution (nécessairement meurtrière). Le monde autour semble très loin, perdu. L'homme est seul.
Des distances plus grandes surviennent toutefois. D'un coup la caméra s'envole, ou quelque chose du monde (un ballon, un chien, un dentier) s'insère dans le plan (c'est-à-dire dans cet espace minime entre l'acteur et le spectateur) et crée une absurdité qui a valeur de gong cosmique. La mise en scène adhère à la peau du meurtrier. Comme rien ne correspond à cette peau, le monde a l'air d'être pris en défaut. Le monde est pris en défaut dès le départ : l'homme sort de prison, et, dès les premiers pas qu'il fait dehors, son obsession est de recommencer à tuer. Il n'a pas à lutter contre on ne sait quelle bonne conscience ou morale. Il est immédiatement pris du désir sauvage de tuer. Le psychiatre aux cheveux dressés sur la tête comme ceux d'un savant fou avait pourtant bien dit qu'il n'y avait aucune chance de récidive. Alors de quel côté sommes-nous ? Le verdict du tribunal est rendu "au nom du peuple". Nous sommes du côté de ceux qui ne comprennent pas qu'un homme ne comprenne rien à ce que nous comprenons.
La beauté du film tient à son sens du burlesque. On a parfois
l'impression
d'assister à un slapstick horrifique. L'homme est pris par une urgence
qui ne
crée que du retard ou de l'incohérence. Les milles solutions qu'il
trouve -
attacher le pied de sa victime à la poignée d'une porte, enfiler une
queue de
pie blanche au-dessus d'une chemise tachée de sang, ne pas enlever ses
gants de
cuir pour manger sa saucisse - concourrent au délire, à cette tension
magique
du délire, c'est-à-dire une magie en chute. Les meurtres restent vagues,
décevants, mais ils viennent, fatalement. La voix-off, tendre, déçue ou
exaltée
du meurtrier, est en constant décalage avec la réalité de l'action. Le
moment
où l'homme se douche dans l'évier de la cuisine est absolument
stupéfiant.
C'est un moment de danse extatique. Dans les minutes qui suivent il sera
arrêté
et renvoyé en prison. Le film se défie de toute interprétation
psychologique.
Mais il reste le corps, la beauté du corps, la puissance esthétique des
meurtres (Munch encore, pour le vampirisme halluciné). Le corps est un
envoûtement. Le film a tout à voir avec la danse telle qu'on la conçoit
aujourd'hui.

2 commentaires:
Très beau texte sur un film méconnu et véritablement étonnant. Pour ma part, j'avoue avoir été peu sensible à sa dimension "burlesque" (même si je vois très bien ce que tu veux dire) pour me laisser glacer le sang par ce point de vue unique que nous impose le cinéaste (à la lisière de la subjectivité, comme tu l'écris très bien). Aucune échappatoire pour le spectateur dans ce film : il pénètre dans le cerveau malade d'un tueur et rien ne nous permet de "respirer", de prendre de la distance par rapport à ce personnage. L'expérience est à la fois traumatisante mais elle est fascinante...
Cher Doc,
glaçant, oui, c'est le mot. Mais glaçant comme un film d'Herzog, pas comme Haneke par exemple. Glaçant parce qu'il exalte, en fait.
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