Ten est un film de lâcher-prise. Abbas Kiarostami dit lui-même,
dans 10 on Ten, que l’usage de la
caméra numérique lui est venu lors du montage du Goût de la cerise. La dernière bobine, abîmée, était irrécupérable.
Kiarostami a utilisé, pour conclure le film, les images numériques du tournage
de la dernière scène. Puis, parti en repérages pour ABC Africa, il rentre en Iran et comprend qu’il n’obtiendra jamais
des gens qu’il veut filmer avec une équipe de tournage et une caméra plus
lourde ce qu’il parvient à en saisir avec sa caméra numérique. Il ne retourne
pas en Afrique. Il prend la décision de faire ABC Africa avec les seules images de ses repérages. Après ça, vient
logiquement Ten.
Ten, ce sont deux caméras placées dans une voiture à l’endroit du
rétroviseur. Il y a une conductrice et plusieurs passagers. Dix séquences, dix
voyages. Pas de logo Kiarostami sur l’image, si ce n’est l’espace de la
voiture, déjà investi par Le goût de la
cerise. Le cinéaste remet en jeu tous ses fondamentaux (ce n’est pas parce
que la caméra est à la place du rétroviseur que le regard du cinéaste est
rétrospectif), et s’abandonne même, au fur et à mesure des séquences, à un
champ-contrechamp fluide – presque hollywoodien, mais on verra ensuite en quoi
il ne l’est pas du tout – qu’il peinait à admettre au début (les premières
séquences sont en grande partie des plans-séquences, et le second
personnage – la mère d’abord, la vieille femme pieuse ensuite – reste
hors-champ). Un champ-contrechamp qui vient comme politique de l’écoute,
dérigidification des systèmes trop théoriques, des présupposés esthétiques
inutilement rigides. Et c’est formidable de voir un cinéaste toujours remettre
en question sa méthode, penser chaque changement de plan, ne pas s’enfermer
dans une rigueur qui à force deviendrait tradition et conservatisme.
Certes, le cadre est fixe,
mais il se place au sein d’une voiture en marche, et nous promène, malgré sa
fixité, dans les paysages de Téhéran (on pourrait parler de travelling
fixe ; en fait, il faudrait parler de deux mondes : la multitude de
la ville d’une part, l’intimité de la voiture de l’autre, où les destins
viennent dialoguer, se fixant, s’épinglant dans le paysage filant, rythmés par
les bouchons, les trous dans la route, le temps de trajet). Ce
champ-contrechamp qui compose le film (chanmp-contrechamp latéral en fait, puisque
les personnages qui discutent sont assis côte à côte et se regardent moins
souvent qu’ils ne regardent la ville, véritable interlocutrice des échanges,
tierséité du film) redouble l’effet d’isolement que produit l’espace unique de
la voiture. On ne voit jamais la conductrice et son passager ensemble. Kiarostami
leur donne un champ d’action défini et indépassable. Mais ce n’est pas à une
conversation à l’américaine qu’on assiste. Il n’y a pas comme une corde reliant
les personnages qui dialoguent et annulant tout l’espace autour d’eux, il y a
seulement une voiture. Si les personnages sont reliés à quelque chose, c’est au
langage d’une part, et à la ville de l’autre. C’est ce qu’ils partagent. Et ils
partagent aussi l’existence, qui me semble être le sujet du film.
En fait, on pourrait croire que Ten
n’est pas un film de Kiarostami, tant le cinéaste s’abandonne à ce qu’il
enregistre. On pourrait même penser que Ten
est le film de la conductrice de la voiture. C’est elle qui guide les
conversations – elle qui conduit, en somme. Kiarostami se fait cinéaste sans
pouvoir, il ne dit plus « action », il ne dit plus
« coupez », il laisse venir. La mise en scène se fait non du côté du
pouvoir mais de celui de l’attention, cette attention qui ne paralyse pas le
réel (ni ne se paralyse face aux remous du réel). On pourrait qualifier cette
attention de meuble, comme du sable, hyper-plastique, hyper-présente et
hyper-transparente à la fois. Alors qu’est-ce qui a fait qu’Abbas Kiarostami,
avec Copie Conforme et Like Someone In Love, se soit remis à
dire « action », « coupez »… Le réel lui échappe ? Il
ne sait plus le recueillir ? Il ne peut plus ? Il n’y a pour lui de
réel, ou d’accès au réel, qu’en Iran ? Hors de son pays, de son
territoire, il se condamne au cinéma d’auteur dominant.
3 commentaires:
Merci pour l'éclairage apporté dans ton premier paragraphe, ainsi que pour ce qui suit, à propos de ce grand Kiarostami.
De rien Edouard. J'ai été moi-même très étonné par cette histoire de bande abimée et inutilisable expliquant la fin du Goût de la Cerise. Ca semble tellement pensé...
Mais c'est un peu je pense comme la surexposition du Vampyr de Dreyer, pas voulue au départ, puis choisie a-posteriori. C'est beau, les choix a-posteriori.
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