vendredi 9 novembre 2012

Ten - Abbas Kiarostami (2002)





Ten est un film de lâcher-prise. Abbas Kiarostami dit lui-même, dans 10 on Ten, que l’usage de la caméra numérique lui est venu lors du montage du Goût de la cerise. La dernière bobine, abîmée, était irrécupérable. Kiarostami a utilisé, pour conclure le film, les images numériques du tournage de la dernière scène. Puis, parti en repérages pour ABC Africa, il rentre en Iran et comprend qu’il n’obtiendra jamais des gens qu’il veut filmer avec une équipe de tournage et une caméra plus lourde ce qu’il parvient à en saisir avec sa caméra numérique. Il ne retourne pas en Afrique. Il prend la décision de faire ABC Africa avec les seules images de ses repérages. Après ça, vient logiquement Ten

Ten, ce sont deux caméras placées dans une voiture à l’endroit du rétroviseur. Il y a une conductrice et plusieurs passagers. Dix séquences, dix voyages. Pas de logo Kiarostami sur l’image, si ce n’est l’espace de la voiture, déjà investi par Le goût de la cerise. Le cinéaste remet en jeu tous ses fondamentaux (ce n’est pas parce que la caméra est à la place du rétroviseur que le regard du cinéaste est rétrospectif), et s’abandonne même, au fur et à mesure des séquences, à un champ-contrechamp fluide – presque hollywoodien, mais on verra ensuite en quoi il ne l’est pas du tout – qu’il peinait à admettre au début (les premières séquences sont en grande partie des plans-séquences, et le second personnage – la mère d’abord, la vieille femme pieuse ensuite – reste hors-champ). Un champ-contrechamp qui vient comme politique de l’écoute, dérigidification des systèmes trop théoriques, des présupposés esthétiques inutilement rigides. Et c’est formidable de voir un cinéaste toujours remettre en question sa méthode, penser chaque changement de plan, ne pas s’enfermer dans une rigueur qui à force deviendrait tradition et conservatisme. 

Certes, le cadre est fixe, mais il se place au sein d’une voiture en marche, et nous promène, malgré sa fixité, dans les paysages de Téhéran (on pourrait parler de travelling fixe ; en fait, il faudrait parler de deux mondes : la multitude de la ville d’une part, l’intimité de la voiture de l’autre, où les destins viennent dialoguer, se fixant, s’épinglant dans le paysage filant, rythmés par les bouchons, les trous dans la route, le temps de trajet). Ce champ-contrechamp qui compose le film (chanmp-contrechamp latéral en fait, puisque les personnages qui discutent sont assis côte à côte et se regardent moins souvent qu’ils ne regardent la ville, véritable interlocutrice des échanges, tierséité du film) redouble l’effet d’isolement que produit l’espace unique de la voiture. On ne voit jamais la conductrice et son passager ensemble. Kiarostami leur donne un champ d’action défini et indépassable. Mais ce n’est pas à une conversation à l’américaine qu’on assiste. Il n’y a pas comme une corde reliant les personnages qui dialoguent et annulant tout l’espace autour d’eux, il y a seulement une voiture. Si les personnages sont reliés à quelque chose, c’est au langage d’une part, et à la ville de l’autre. C’est ce qu’ils partagent. Et ils partagent aussi l’existence, qui me semble être le sujet du film. 

En fait, on pourrait croire que Ten n’est pas un film de Kiarostami, tant le cinéaste s’abandonne à ce qu’il enregistre. On pourrait même penser que Ten est le film de la conductrice de la voiture. C’est elle qui guide les conversations – elle qui conduit, en somme. Kiarostami se fait cinéaste sans pouvoir, il ne dit plus « action », il ne dit plus « coupez », il laisse venir. La mise en scène se fait non du côté du pouvoir mais de celui de l’attention, cette attention qui ne paralyse pas le réel (ni ne se paralyse face aux remous du réel). On pourrait qualifier cette attention de meuble, comme du sable, hyper-plastique, hyper-présente et hyper-transparente à la fois. Alors qu’est-ce qui a fait qu’Abbas Kiarostami, avec Copie Conforme et Like Someone In Love, se soit remis à dire « action », « coupez »… Le réel lui échappe ? Il ne sait plus le recueillir ? Il ne peut plus ? Il n’y a pour lui de réel, ou d’accès au réel, qu’en Iran ? Hors de son pays, de son territoire, il se condamne au cinéma d’auteur dominant.

3 commentaires:

Edouard a dit…

Merci pour l'éclairage apporté dans ton premier paragraphe, ainsi que pour ce qui suit, à propos de ce grand Kiarostami.

asketoner a dit…

De rien Edouard. J'ai été moi-même très étonné par cette histoire de bande abimée et inutilisable expliquant la fin du Goût de la Cerise. Ca semble tellement pensé...

asketoner a dit…

Mais c'est un peu je pense comme la surexposition du Vampyr de Dreyer, pas voulue au départ, puis choisie a-posteriori. C'est beau, les choix a-posteriori.