Il n'y a, dans Les parapluies de Cherbourg, que
très peu de plans jouant sur la profondeur de champ. Deux sont vraiment
marquants : le premier intervient à la fin de la première partie, et montre un
train entraîner Guy loin de Geneviève restée à quai ; le second se situe à la
fin de la seconde partie, quand Geneviève sort mariée d'une église au milieu
des champs et qu'une voiture l'embarque loin de Cherbourg. Ce sont deux plans
de déchirement : les amoureux sont séparés par la guerre d'Algérie, et ils ne
se retrouveront pas car Geneviève entretemps se marie. Deux plans qui ouvrent
vers des ailleurs tragiques - celui de la guerre et celui du mariage de raison
- quand tout le film, au contraire, jouait sur le confinement, la surface, l'aplanissement.
Aplanissement parfait du premier plan du film, en plongée verticale sur les
passants munis de parapluies colorés foulant les pavés gris de Cherbourg, et
s'orientant peu à peu vers la ville et son port clos qu'on dirait sans
destination possible. Et si par la suite la caméra ne cesse de circuler, glisser,
danser dans les décors de la ville et des appartements de Geneviève et de Guy,
elle ne révèle pas un espace profond, mais bien plutôt une multiplicité
d'espaces sans profondeur.
Les parapluies de Cherbourg est un film de clôture et de séparation. L'amour est une réclusion, une parfaite surface, une joie presque maniaque de l'instant présent ; la séparation ouvre au plus tard et au lointain, et cette ouverture est fatale à la persistance des sentiments. Deux plans suffisent pour tout mettre en péril ; les surfaces sont fragiles. Et il en va de même pour la photo noir et blanc de Guy que Geneviève reçoit dans une lettre venant d’Algérie trop longtemps attendue : comment comprendre (au sens esthétique du terme) une photo noir et blanc dans un décor si coloré ? N'est-il pas légitime pour Geneviève d'oublier la promesse de retour et le serment d'amour ? N'est-il pas évident que face à Guy en noir et blanc elle ne peut que douter de son existence, ou du moins qu’il revienne intact dans le monde en Technicolor où elle est restée ? Quelque chose échappe aux personnages - cet amour fou posé d'emblée par le film - dont le spectateur se trouve chargé. Et si Les parapluies de Cherbourg est un film si terrible et si triste, c'est parce que le spectateur, face à l'oubli de Geneviève puis au rejet de Guy, se souvient malgré eux, malgré les scènes qui s'accumulent et les séparent de plus en plus, défont leur lien, s'acharnent sur ce qu'il leur reste de tendre. Le spectateur porte une mémoire que le film dissipe.
Tout le film est chanté, on le sait, et pourtant aucune parole n'est plus élevée qu'une autre, tout est banal, même "je t'aime" est banal ainsi répété à l'excès, et puis perdu sous des montagnes de politesses et de proverbes, des paroles qui sont comme dans Lola des mauvais sorts quand elles ne sont pas l'expression la plus simple, la plus plate des sentiments qui animent les deux personnages principaux. Mais c'est justement que la banalité est désirée, chargée de cet amour qui emporte tout, qui soulève le moindre moment, et rend même l'odeur d'essence de Guy, qui travaille dans un garage, absolument aimable. Guy, d'ailleurs, a placardé dans son casier une photographie de Marylin Monroe. Mais celle-ci est en couleurs. C'est un rêve accessible. Seule la tristesse est impensable pour les amoureux, mais pas la beauté ni la grâce. Et la tristesse est liée au temps (au futur plus qu'au passé - pas de scène traumatique chez Demy, que de la pureté, même dans l'horreur). Alors on pourrait dire que Les parapluies de Cherbourg est un film qui s'insurge contre le temps, et qui prend le parti de l'éternité. S'il y a du passé dans ce film, c'est en la personne de Roland Cassard qu'il s'incarne. Roland est l'amoureux éconduit de Lola qui à la fin partait faire fortune dans le Pacifique. Il est de passage à Cherbourg, enrichi jusqu'à la moustache, et c'est lui qui met la main sur Geneviève en l'absence de Guy, posant sur sa tête la couronne d’une galette des rois. Son dépit amoureux, que le premier film de Jacques Demy décrivait, se diffuse dans celui-ci comme un mauvais esprit.
Toutes ces surfaces d'un présent pur et clos, d'amoureuses et liquides, deviennent sèches et brutales. Geneviève dit oui à Roland, et aussitôt les voilà à l'église. Le montage propose ainsi bon nombre d’accélérations violentes, précipités ou sortilèges. Et quand Jenny la pute révèle à Guy son vrai prénom : "tu peux m'appeler Geneviève", le souvenir de la femme aimée d'abord le trouble, mais aussitôt se dissout en lui, dans ce présent toujours plus clos, où les fantômes n'ont pas de place mais crient très fort. Il aurait pu pendant longtemps réfléchir à cette coïncidence, mais de retour chez lui il apprend que la femme qui l'a élevée est morte - et voilà tout le monde embarqué dès le plan suivant à l'église encore, pour des obsèques cette fois. De même, un peu plus tard, le spectateur apprendra l'existence de François, le fils de Guy et d'une autre femme que Geneviève, par le bruit que le petit garçon fait en tapant sur un bidon Esso, troublant la conversation chantée du nouveau couple. C'est peut-être le seul bruitage du film (tout n'était que musiques et chansons) : cette naissance - cet heureux événement - est d'un genre plutôt tapageur. Le ver est dans le rêve - à moins que ce ne soit plus qu'un tout petit rêve coincé dans la gueule d'un énorme ver.
Les parapluies de Cherbourg est un film de clôture et de séparation. L'amour est une réclusion, une parfaite surface, une joie presque maniaque de l'instant présent ; la séparation ouvre au plus tard et au lointain, et cette ouverture est fatale à la persistance des sentiments. Deux plans suffisent pour tout mettre en péril ; les surfaces sont fragiles. Et il en va de même pour la photo noir et blanc de Guy que Geneviève reçoit dans une lettre venant d’Algérie trop longtemps attendue : comment comprendre (au sens esthétique du terme) une photo noir et blanc dans un décor si coloré ? N'est-il pas légitime pour Geneviève d'oublier la promesse de retour et le serment d'amour ? N'est-il pas évident que face à Guy en noir et blanc elle ne peut que douter de son existence, ou du moins qu’il revienne intact dans le monde en Technicolor où elle est restée ? Quelque chose échappe aux personnages - cet amour fou posé d'emblée par le film - dont le spectateur se trouve chargé. Et si Les parapluies de Cherbourg est un film si terrible et si triste, c'est parce que le spectateur, face à l'oubli de Geneviève puis au rejet de Guy, se souvient malgré eux, malgré les scènes qui s'accumulent et les séparent de plus en plus, défont leur lien, s'acharnent sur ce qu'il leur reste de tendre. Le spectateur porte une mémoire que le film dissipe.
Tout le film est chanté, on le sait, et pourtant aucune parole n'est plus élevée qu'une autre, tout est banal, même "je t'aime" est banal ainsi répété à l'excès, et puis perdu sous des montagnes de politesses et de proverbes, des paroles qui sont comme dans Lola des mauvais sorts quand elles ne sont pas l'expression la plus simple, la plus plate des sentiments qui animent les deux personnages principaux. Mais c'est justement que la banalité est désirée, chargée de cet amour qui emporte tout, qui soulève le moindre moment, et rend même l'odeur d'essence de Guy, qui travaille dans un garage, absolument aimable. Guy, d'ailleurs, a placardé dans son casier une photographie de Marylin Monroe. Mais celle-ci est en couleurs. C'est un rêve accessible. Seule la tristesse est impensable pour les amoureux, mais pas la beauté ni la grâce. Et la tristesse est liée au temps (au futur plus qu'au passé - pas de scène traumatique chez Demy, que de la pureté, même dans l'horreur). Alors on pourrait dire que Les parapluies de Cherbourg est un film qui s'insurge contre le temps, et qui prend le parti de l'éternité. S'il y a du passé dans ce film, c'est en la personne de Roland Cassard qu'il s'incarne. Roland est l'amoureux éconduit de Lola qui à la fin partait faire fortune dans le Pacifique. Il est de passage à Cherbourg, enrichi jusqu'à la moustache, et c'est lui qui met la main sur Geneviève en l'absence de Guy, posant sur sa tête la couronne d’une galette des rois. Son dépit amoureux, que le premier film de Jacques Demy décrivait, se diffuse dans celui-ci comme un mauvais esprit.
Toutes ces surfaces d'un présent pur et clos, d'amoureuses et liquides, deviennent sèches et brutales. Geneviève dit oui à Roland, et aussitôt les voilà à l'église. Le montage propose ainsi bon nombre d’accélérations violentes, précipités ou sortilèges. Et quand Jenny la pute révèle à Guy son vrai prénom : "tu peux m'appeler Geneviève", le souvenir de la femme aimée d'abord le trouble, mais aussitôt se dissout en lui, dans ce présent toujours plus clos, où les fantômes n'ont pas de place mais crient très fort. Il aurait pu pendant longtemps réfléchir à cette coïncidence, mais de retour chez lui il apprend que la femme qui l'a élevée est morte - et voilà tout le monde embarqué dès le plan suivant à l'église encore, pour des obsèques cette fois. De même, un peu plus tard, le spectateur apprendra l'existence de François, le fils de Guy et d'une autre femme que Geneviève, par le bruit que le petit garçon fait en tapant sur un bidon Esso, troublant la conversation chantée du nouveau couple. C'est peut-être le seul bruitage du film (tout n'était que musiques et chansons) : cette naissance - cet heureux événement - est d'un genre plutôt tapageur. Le ver est dans le rêve - à moins que ce ne soit plus qu'un tout petit rêve coincé dans la gueule d'un énorme ver.
2 commentaires:
Très beau texte et sur les parapluies de Cherbourg en plus, je ne pouvais demander mieux.
merci boebis !
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