Chère anonyme,
j'avais tout faux. Je pensais que l'image devait être belle. Je te le disais l'autre jour. Or ce n'est pas le manque de beauté qui est le plus déprimant, mais le contentement vis-à-vis de la laideur. Cet après-midi j'ai vu un film laid en révolte contre sa propre laideur, et cette révolte était d'une beauté stupéfiante. Ca s'appelait Five Broken Cameras, c'était réalisé par Emad Burnat et Guy Davidi. Après l'avoir vu, j'ai dû rejoindre une amie qui m'attendait au café du Grand Bleu, cette terrasse ombragée sur le port de la Bastille. J'ai pris un vélo, j'allais à toute allure et je pleurais. Chacun, je crois, sortant de cette salle où on diffusait Five Broken Cameras, a vécu un moment semblable, d'intense émotion qui jusque dans la rue se diffusait. C'était dans les yeux de chacun. Ce n'était pas quelque chose d'écrasant, bien au contraire. C'était terrible pourtant. Quelque chose du monde venait de se déchirer, et ça avait fait un bruit terrifiant. On venait d'entrevoir le pire en même temps que le très grand.
L'histoire était celle d'un village de Cisjordanie et de cinq caméras. Il y a des cinéastes qui ont inventé la caméra-stylo, d'autres ont pris la caméra pour une arme, Emad Burnat s'en est servie comme bouclier. Ses caméras lui ont sauvé la vie, quelques balles de tireurs israéliens venant s'y loger au lieu de lui trouer le crâne. Il aurait fallu au cinéaste des caméras plus solides peut-être. En cinq ans cinq se sont cassées. Mais le coeur tient, lui. La tête est assez dure pour se souvenir. Et le corps encore assez épais pour continuer de sortir et de filmer.
L'image est laide, alors, c'est vrai, oui, mais elle veut changer le monde. Elle est d'une laideur qui est à la hauteur de ce qui se passe à Bi'lin, village muré par les colons, où les habitants sont privés de leurs champs d'oliviers, de l'autre côté du mur. Le cinéaste a un enfant, Gibreel. Il le filme en train de grandir. D'apprendre à ne pas avoir peur. D'apprendre à lutter puisque c'est bien la lutte la seule beauté qui reste. Il est fragile, lui. Il naît ainsi. Il apprend la mort un peu tôt. Il apprend le danger. Il a la peau qui marque quand il se lave. Il a son sourire d'enfant qui se perd un peu vite. Il voit des gens disparaître. Il a les yeux noirs. C'est avec lui qu'on regarde le film, à ses côtés, entre autres. Car le film est très peuplé.
Emad Burnat filme aussi les amis. Il y a celui qui tente de raisonner un bataillon de soldats israéliens, et qui met du gel dans ses cheveux avant d'aller manifester. Il y a celui qu'on emprisonne. Il y a le père qui s'accroche à une voiture voulant emmener son fils. Il y a tous ces gens qui disparaissent, les uns après les autres, qu'on entraîne loin des leurs par décret. Le cinéaste filme la ville, la vie, ce qui se passe, des poules dans un arbre, des gens qui dansent, sa femme qui ne veut pas qu'il retourne filmer, des militaires qui entrent chez lui, et les manifestations surtout, qui rythment la vie. Cette maison qu'on construit à toute allure, de l'autre côté du mur. Tous ces passages, toutes ces attentes surveillées, pour aller voir les oliviers. Avec, au loin, sur la colline, les tours très blanches des colons.
C'est très simple, ce film. C'est un témoignage. Il n'y a rien de particulièrement intime pourtant, pas de grand secret révélé. Il n'y a rien de plus qu'un homme qui se dit que filmer est ce qu'il a de mieux à faire, depuis qu'on lui a confisqué ses oliviers. Filmer, peut-être, pour que la violence ne déferle pas, pour que les soldats se retiennent un peu, intimidés par cette mémoire en marche, tenue à bout de bras. La mémoire d'une machine, puisque celle des hommes est niée. Ca ne suffit pas, on le voit bien, d'ailleurs. La violence vient quand même. Mais la caméra avait sa place. Le cinéaste l'a trouvée.
Après cela, Bachelor Mountain de Yu Guangyi m'a paru bien pauvre. Mais pauvre par principe, lui. Pauvre pour plaire aux riches. De cette pauvreté qui fait office de rigueur, de sérieux. Five Broken Cameras est un film très pauvre peut-être, mais au moins il y a de la musique. C'est idiot, mais la musique, dans les documentaires, ce n'est pas très orthodoxe. On en entend peu. Five Broken Cameras nous en offre. Bachelor Mountain, lui, nous fait subir toutes sortes de bruits idiots et de chansons niaises, de karaokés typiquement chinois, de dialogues ineptes. Personne n'a travaillé le son de ce film. Le spectateur le subit. C'est le gage d'une certaine réalité : ne rien toucher, faire comme s'il n'y avait personne derrière la caméra, ne pas intervenir, jamais.
C'est l'histoire d'un bûcheron divorcé vivant dans un village où il n'y a qu'une femme célibataire. Il est amoureux d'elle depuis dix ans. Elle, elle n'aime que l'argent. Ce qu'on voit est indescriptible tant le regard d'un cinéaste manque. J'ai repensé à cette émission de télé-réalité, L'amour est dans le pré, où on lâchait dans des fermes isolées tenues par des hommes seuls des jeunes femmes prêtes à tenter l'aventure. C'était de ce niveau-là, en moins divertissant, plus radical, plus chic. Par exemple il y a un moment où le cinéaste demande au bûcheron la différence d'âge qu'il y a entre elle et lui. Il répond : "elle est plus jeune que moi de quinze ans", et le cinéaste ne pose aucune autre question. Il considère peut-être que cette information suffit, qu'il a fait son travail de documentariste, qu'il a révélé la grande information. Il est content. L'image est moche, les gens sont moches, les sentiments sont bas, il est content, il tient un film qui ravira tout le monde. C'est radical parce qu'il n'y a pas de musique venant accentuer le regard profondément dégradant à l'oeuvre ici. C'est techniquement sobre.
Je me suis endormi sans trop de regrets pendant la projection. Quand j'ai rouvert les yeux, le cinéaste montrait son héros, bourré, rentrer chez lui après une fête ignoble où la fille l'avait ignoré, et se déshabiller. On voyait bien son cul, sa raie. Je me suis dit : "alors le cinéma documentaire c'est ça, obtenir des personnes qu'on filme, même si ce ne sont pas des acteurs, qu'elles montrent leur cul et leur raie ?"
Ca, je crois, c'est la laideur la plus terrible. Le pire, c'est qu'on reste devant, stupéfait. On se demande jusqu'où ça va aller. Il y a tant de films qui fonctionnent sur ce principe. Jusqu'où ? Loin, loin, faisons-leur confiance, et quittons les salles de cinéma avant qu'elles ne se transforment en télé.
Quand je vois comme ça, dans une même journée, un film que je trouve minable et un autre sublime, je me demande ce que ça me ferait de ne voir que des films sublimes. Est-ce que je ne pourrais pas éviter le minable ? Est-ce que le minable est la condition, le révélateur du sublime ? Est-ce que l'abjection est ce à partir de quoi se définit la grandeur ?
Si je vais autant au cinéma, c'est aussi pour que se créent des liens insoupçonnés, des rapports étranges, qui ne fonctionnent pas sur le principe de la comparaison mais sur celui d'un déroulement. Commencer une journée par un film aussi fort, cela donne de la force pour regarder, avec des yeux vaillants, des yeux noirs d'enfant, la vulgarité du film avec lequel la journée finira.
C'est important aussi de voir de mauvais films. Quelque chose de soi vient s'y définir. S'y empoisonner et s'y définir. Mais il ne faut jamais perdre le goût du sublime. Sinon, c'est foutu, on est déjà rongé. Quelque chose du cynisme des images, qu'on a trop vues et pas assez combattues, a fait son chemin en nous et s'y est installé. Quelque chose de l'image a gagné. Voir est une lutte désarmée. C'est la beauté de certaines visions qui nous laissent entrevoir - c'est-à-dire voir entre deux aveuglements - la façon dont le monde pourrait changer. Faire du cinéma pour changer le monde, c'est le minimum, non ? Ca part d'un tout petit village opprimé, presque déjà rasé ou déserté, quelque part en Cisjordanie, et puis ça circule sur un vélo jusqu'à la Bastille. J'ai hâte de pouvoir te le montrer. Qu'on soit plusieurs à porter ça, le souvenir de ça.
Je t'embrasse fort, tu manques,
a.
(A suivre aussi chez les amis de Pocketwelt.)
j'avais tout faux. Je pensais que l'image devait être belle. Je te le disais l'autre jour. Or ce n'est pas le manque de beauté qui est le plus déprimant, mais le contentement vis-à-vis de la laideur. Cet après-midi j'ai vu un film laid en révolte contre sa propre laideur, et cette révolte était d'une beauté stupéfiante. Ca s'appelait Five Broken Cameras, c'était réalisé par Emad Burnat et Guy Davidi. Après l'avoir vu, j'ai dû rejoindre une amie qui m'attendait au café du Grand Bleu, cette terrasse ombragée sur le port de la Bastille. J'ai pris un vélo, j'allais à toute allure et je pleurais. Chacun, je crois, sortant de cette salle où on diffusait Five Broken Cameras, a vécu un moment semblable, d'intense émotion qui jusque dans la rue se diffusait. C'était dans les yeux de chacun. Ce n'était pas quelque chose d'écrasant, bien au contraire. C'était terrible pourtant. Quelque chose du monde venait de se déchirer, et ça avait fait un bruit terrifiant. On venait d'entrevoir le pire en même temps que le très grand.
L'histoire était celle d'un village de Cisjordanie et de cinq caméras. Il y a des cinéastes qui ont inventé la caméra-stylo, d'autres ont pris la caméra pour une arme, Emad Burnat s'en est servie comme bouclier. Ses caméras lui ont sauvé la vie, quelques balles de tireurs israéliens venant s'y loger au lieu de lui trouer le crâne. Il aurait fallu au cinéaste des caméras plus solides peut-être. En cinq ans cinq se sont cassées. Mais le coeur tient, lui. La tête est assez dure pour se souvenir. Et le corps encore assez épais pour continuer de sortir et de filmer.
L'image est laide, alors, c'est vrai, oui, mais elle veut changer le monde. Elle est d'une laideur qui est à la hauteur de ce qui se passe à Bi'lin, village muré par les colons, où les habitants sont privés de leurs champs d'oliviers, de l'autre côté du mur. Le cinéaste a un enfant, Gibreel. Il le filme en train de grandir. D'apprendre à ne pas avoir peur. D'apprendre à lutter puisque c'est bien la lutte la seule beauté qui reste. Il est fragile, lui. Il naît ainsi. Il apprend la mort un peu tôt. Il apprend le danger. Il a la peau qui marque quand il se lave. Il a son sourire d'enfant qui se perd un peu vite. Il voit des gens disparaître. Il a les yeux noirs. C'est avec lui qu'on regarde le film, à ses côtés, entre autres. Car le film est très peuplé.
Emad Burnat filme aussi les amis. Il y a celui qui tente de raisonner un bataillon de soldats israéliens, et qui met du gel dans ses cheveux avant d'aller manifester. Il y a celui qu'on emprisonne. Il y a le père qui s'accroche à une voiture voulant emmener son fils. Il y a tous ces gens qui disparaissent, les uns après les autres, qu'on entraîne loin des leurs par décret. Le cinéaste filme la ville, la vie, ce qui se passe, des poules dans un arbre, des gens qui dansent, sa femme qui ne veut pas qu'il retourne filmer, des militaires qui entrent chez lui, et les manifestations surtout, qui rythment la vie. Cette maison qu'on construit à toute allure, de l'autre côté du mur. Tous ces passages, toutes ces attentes surveillées, pour aller voir les oliviers. Avec, au loin, sur la colline, les tours très blanches des colons.
C'est très simple, ce film. C'est un témoignage. Il n'y a rien de particulièrement intime pourtant, pas de grand secret révélé. Il n'y a rien de plus qu'un homme qui se dit que filmer est ce qu'il a de mieux à faire, depuis qu'on lui a confisqué ses oliviers. Filmer, peut-être, pour que la violence ne déferle pas, pour que les soldats se retiennent un peu, intimidés par cette mémoire en marche, tenue à bout de bras. La mémoire d'une machine, puisque celle des hommes est niée. Ca ne suffit pas, on le voit bien, d'ailleurs. La violence vient quand même. Mais la caméra avait sa place. Le cinéaste l'a trouvée.
Après cela, Bachelor Mountain de Yu Guangyi m'a paru bien pauvre. Mais pauvre par principe, lui. Pauvre pour plaire aux riches. De cette pauvreté qui fait office de rigueur, de sérieux. Five Broken Cameras est un film très pauvre peut-être, mais au moins il y a de la musique. C'est idiot, mais la musique, dans les documentaires, ce n'est pas très orthodoxe. On en entend peu. Five Broken Cameras nous en offre. Bachelor Mountain, lui, nous fait subir toutes sortes de bruits idiots et de chansons niaises, de karaokés typiquement chinois, de dialogues ineptes. Personne n'a travaillé le son de ce film. Le spectateur le subit. C'est le gage d'une certaine réalité : ne rien toucher, faire comme s'il n'y avait personne derrière la caméra, ne pas intervenir, jamais.
C'est l'histoire d'un bûcheron divorcé vivant dans un village où il n'y a qu'une femme célibataire. Il est amoureux d'elle depuis dix ans. Elle, elle n'aime que l'argent. Ce qu'on voit est indescriptible tant le regard d'un cinéaste manque. J'ai repensé à cette émission de télé-réalité, L'amour est dans le pré, où on lâchait dans des fermes isolées tenues par des hommes seuls des jeunes femmes prêtes à tenter l'aventure. C'était de ce niveau-là, en moins divertissant, plus radical, plus chic. Par exemple il y a un moment où le cinéaste demande au bûcheron la différence d'âge qu'il y a entre elle et lui. Il répond : "elle est plus jeune que moi de quinze ans", et le cinéaste ne pose aucune autre question. Il considère peut-être que cette information suffit, qu'il a fait son travail de documentariste, qu'il a révélé la grande information. Il est content. L'image est moche, les gens sont moches, les sentiments sont bas, il est content, il tient un film qui ravira tout le monde. C'est radical parce qu'il n'y a pas de musique venant accentuer le regard profondément dégradant à l'oeuvre ici. C'est techniquement sobre.
Je me suis endormi sans trop de regrets pendant la projection. Quand j'ai rouvert les yeux, le cinéaste montrait son héros, bourré, rentrer chez lui après une fête ignoble où la fille l'avait ignoré, et se déshabiller. On voyait bien son cul, sa raie. Je me suis dit : "alors le cinéma documentaire c'est ça, obtenir des personnes qu'on filme, même si ce ne sont pas des acteurs, qu'elles montrent leur cul et leur raie ?"
Ca, je crois, c'est la laideur la plus terrible. Le pire, c'est qu'on reste devant, stupéfait. On se demande jusqu'où ça va aller. Il y a tant de films qui fonctionnent sur ce principe. Jusqu'où ? Loin, loin, faisons-leur confiance, et quittons les salles de cinéma avant qu'elles ne se transforment en télé.
Quand je vois comme ça, dans une même journée, un film que je trouve minable et un autre sublime, je me demande ce que ça me ferait de ne voir que des films sublimes. Est-ce que je ne pourrais pas éviter le minable ? Est-ce que le minable est la condition, le révélateur du sublime ? Est-ce que l'abjection est ce à partir de quoi se définit la grandeur ?
Si je vais autant au cinéma, c'est aussi pour que se créent des liens insoupçonnés, des rapports étranges, qui ne fonctionnent pas sur le principe de la comparaison mais sur celui d'un déroulement. Commencer une journée par un film aussi fort, cela donne de la force pour regarder, avec des yeux vaillants, des yeux noirs d'enfant, la vulgarité du film avec lequel la journée finira.
C'est important aussi de voir de mauvais films. Quelque chose de soi vient s'y définir. S'y empoisonner et s'y définir. Mais il ne faut jamais perdre le goût du sublime. Sinon, c'est foutu, on est déjà rongé. Quelque chose du cynisme des images, qu'on a trop vues et pas assez combattues, a fait son chemin en nous et s'y est installé. Quelque chose de l'image a gagné. Voir est une lutte désarmée. C'est la beauté de certaines visions qui nous laissent entrevoir - c'est-à-dire voir entre deux aveuglements - la façon dont le monde pourrait changer. Faire du cinéma pour changer le monde, c'est le minimum, non ? Ca part d'un tout petit village opprimé, presque déjà rasé ou déserté, quelque part en Cisjordanie, et puis ça circule sur un vélo jusqu'à la Bastille. J'ai hâte de pouvoir te le montrer. Qu'on soit plusieurs à porter ça, le souvenir de ça.
Je t'embrasse fort, tu manques,
a.
(A suivre aussi chez les amis de Pocketwelt.)