Chère anonyme,
l'oeil commence à s'esquinter, et la tête à s'emplir de visions superflues. C'est trop, il y a comme une ivresse qui prend, ça déborde et ça fuit, les impressions s'échappent, tant pis. Je suis si longtemps chaque jour tenu au fait de voir que cela devient comme une épreuve. Cette énergie que ça demande, de ne pas cesser de voir, est inouïe. A croire que pendant les journées où je ne vais pas au cinéma, à certains moments, par paresse, ou pour me soulager d'un épuisement que je pressens, je m'aveugle. Je suis rarement fatigué de voir ma vie - c'est que je ne la regarde pas assez, sans doute ; c'est que sur elle je ne soutiens pas le regard. C'est comme quand on part dans une ville étrangère, toutes ces photographies qu'on prend, toutes ces choses qu'on remarque. Mais dans sa propre ville, on ne s'arrête jamais autant. Aller au cinéma, alors, serait une façon de renouer avec l'attention que je porte aux choses, à ma vie, et à ceux qui la peuplent. Réaffirmer le regard, comme nos grands-mères attendaient le passage du rémouleur pour faire aiguiser leurs couteaux.
Je suis allé au festival et j'ai vu une rivière au Surinam. Des enfants se baignaient, la lumière était douce, c'était River Rites de Ben Russell. J'ai compris peu à peu que la temporalité venait de s'inverser. Les enfants nageaient à reculons, et sautaient hors de l'eau par la plante des pieds après s'être totalement immergés. Ils avaient l'air de naître de l'imagination de la rivière. Remontant le temps trouverais-je l'origine ? Sans doute, puisque la dernière image que je verrais serait la première, le film organisant cette confusion de l'origine et de la fin. Mais la dernière image d'un film, est-ce celle dont je me souviens ? Est-ce que je me souviens des fins ou de tout autre chose ? La rivière crachait ses enfants dans l'eau qui remontait les pierres, me laissant à mes interrogations, ravalant ses tours en les faisant passer pour des hallucinations.
Puis l'image a changé, c'était un autre film, c'était anglais, Two years at sea, bien qu'on ne voie jamais la mer, de Ben Rivers, bien qu'il n'y ait qu'un lac. L'image est devenue noir et blanc, je suivais un homme qui marchait dans la neige, et la neige faisait une matière sur l'image. C'était un film tourné en pellicule. J'ai eu la nostalgie de ces images du passé, dont le cinéma ne s'empare plus. J'ai été ému de retrouver ces éblouissements sur la bande, comme des éclaboussures de blanc, comme des irradiations chimiques ; retrouver les défauts de l'image aussi, toutes ces imprécisions qui faisaient naître la vision. Les images de cinéma en pellicule vacillent toujours un peu, instables, si bien qu'on dirait un feu.
Et Ben Rivers filmait, avec ces moyens très anciens, presque arriérés, un homme vivant en ermite. Une année a passé en quelques minutes. Le passé apparaissait par des photographies, comme s'il s'était arrêté, comme si seul le présent continuait, comme si le passé était un autre temps, concomitant au présent, sans qu'on puisse faire de liens entre eux, ni de causes ni d'effets. Le passé était là, pris dans le flux lent du présent, sous formes d'images fixes et muettes.
Et dans ce quotidien sans parole d'un homme seul et reclus, j'ai vu une caravane se percher dans un arbre - car les rêves ont une force inouïe dans ce film, et dormir c'est rêver le monde. Dormir, c'est quelque chose qu'on fait au monde, quelque chose qui lie au temps, qui rend plus présent à ce qui entoure : car le lit, ce rectangle, ouvre sur bien plus vaste qu'il n'y paraît. Se faire un lit dans le monde, même éphémère, c'est l'habiter. Et si l'homme s'inscrit dans le paysage, le paysage aussi s'inscrit en l'homme.
Chaque jour de cette année que j'ai passé avec lui, l'homme en noir et blanc renouvelait son rapport au monde. Chaque jour il le réinventait : une balade, une soupe, un songe, un livre, un radeau. Il s'agissait chaque jour de faire quelque chose du jour. Et le radeau a été l'épiphanie de cette année d'ermite : je l'ai vu quitter la rive d'un lac, s'arrêter de ramer, et se laisser, par les courants invisibles du lac, porter. Le monde, sur le radeau, a agi. Et sur l'image aussi. Et sur moi qui la regardais. Un plan pris de dessus a révélé toute la beauté du geste : l'homme, dormant sur le radeau, dormait sur le reflet du ciel. Une vie à la lisière du cosmos et du monde, ni tout à fait plantée, ni tout à fait planante, à chercher une terre et un abri, et à se tenir entre. L'homme sifflait et nos vies m'ont paru semblables à ce sifflement.
Alors j'ai pris le temps de voir un feu s'éteindre sur le visage de l'homme. C'était la fin. La dernière image n'était presque pas une image : un écran noir appelant l'oubli de ce que je venais de voir. J'ai fait ce voeu d'oublier le vu, pour que le vu agisse et rejoigne le monde, et pour qu'il y ait dans le monde des choses que j'ai vues.
Cette question de la fin, Nicolas Rey la posait en projetant une version aléatoire de son film, Autrement, la Molussie, monté en neuf bobines de neuf minutes chacune, changeant d'ordre à chaque projection. La fin ne pouvait pas être prévue. "Comment commencer mon histoire puisque tout se tient ?", disait le narrateur. Tout se tient, c'est vrai. Et le cinéma met en évidence les mains jointes entre les moments, les mondes, et les images projetées.
Il y avait une histoire qui m'a plu, et qui peut-être te plaira. Un marin mourant écrivit suffisamment de cartes postales pour que sa mère le croie vivant pendant encore huit ans. Il chargea son capitaine d'en poster une par mois, et le capitaine, fidèle à la mémoire de son marin, s'exécuta. Mais la mère du marin, elle-même, mourut après cinq ans. Si bien que, pendant trois ans, le capitaine postait le courrier d'un mort à une morte.
Toutes ces histoires que j'entendais n'allaient pas vraiment avec les images. On me parlait d'une dictature, et je voyais des paysages banals. Comme si la bande-son et l'image n'avaient pas lieu en même temps. Comme si le texte était le souvenir d'une catastrophe que le tournage n'a pas saisie à temps. Ce que nous voyons vient trop tard, ce que nous entendons date.
J'étais plus dissipé après cela. Je n'ai pas vraiment suivi le court-métrage Henry Hudson and his son, réalisé par Federico Vladimir Strate Pezdirc. Il y a eu un incident pendant la projection. Le film n'était pas projeté au bon format, et puis l'image s'est mise à clignoter, décadrée, laissant paraître les bandes colorimétriques propres aux appareils numériques. J'avais déjà assisté à des séances de cinéma où la pellicule prenait feu - ça ne prendra plus feu, maintenant. J'ai décidé que la dernière image de ce film serait pour moi celle, déréglée, de cette projection ratée.
Le voyage suivant était circonscrit à une pharmacie canadienne où les clients viennent chaque jour boire leur dose de méthadone face à une pharmacienne rousse. Entre elle et les clients, il y a une vitre avec un hygiaphone et un trou pour passer le gobelet. "No pain is good", entend-on. Ils viennent tous chercher leur dose de "no pain". Certains dansent, d'autres grimacent, d'autres encore pleurent pour faire céder la rousse. On ne cesse de lui parler de l'autre pharmacienne, d'une gentillesse légendaire - et elle, très ferme, ne cède jamais, ou presque. Son visage est traversé des reflets de la rue sur la vitre. C'est toute la rue qui passe sur son visage, mais ne s'y imprime pas. Ca s'appelle East Hastings Pharmacy et c'est réalisé par Antoine Bourges.
Enfin, j'ai vu les montagnes guatémaltèques, dans Lecciones para una guerra, de Juan Manuel Sepulveda. J'avais vu, de lui, un court-métrage l'année dernière, où une femme racontant sa vie en bêchant son jardin faisait sortir de terre des serpents. Ici, c'est des morts qu'on veut exhumer. On retourne la montagne pour retrouver les siens. J'ai vu des hommes, il y avait la pluie d'un côté et la terre de l'autre, et certains étaient sous la terre mais on ne les trouvait pas, et le ciel était blanc. J'ai vu l'orage dans la montagne, et les éclairs ranimaient l'écran noir de la nuit, se dessinant lentement, passant parfois sous les nuages et les gonflant d'une lumière blanche intense. Dans toutes les nuits du film il y avait de l'orage. Et le jour la montagne semblait si verte.
Ces hommes se préparent à une guerre qu'on ne voit pas. Ils se préparent à l'invisible. Et pour ce faire, ils vivent. Ils sont dans la montagne, entourés de nuages, organisés en collectivités, et guettant la vallée pour avertir en cas de retour de l'armée. J'ai vu dans cette résistance organisée, qui ressemble à la vie, où on se baigne et où on joue de la musique, mais où on n'oublie jamais que la guerre est possible, une déclaration d'amour, la plus belle qui soit, d'un homme allongé dans son lit, tandis qu'en arrière-plan son épouse, assise dans une autre pièce, l'écoute, avec entre eux une porte ouverte. Il lui rappelle comment il est tombé amoureux d'elle, et elle lui répond. Sa réponse est cinglante. Tu as eu beau m'aimer, dit-elle, j'ai eu faim et froid, je n'ai pas eu de vêtements, j'ai mangé de l'herbe, et la guerre est venue.
On se trouvera une terre et un ciel entre lesquels se faire un lit,
et sache que je pense à toi,
a.
Ces lettres, on les trouve aussi là, sur Pocketwelt.
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