samedi 9 avril 2011

Essential killing - Jerzy Skolimowski

Malgré l'impression très forte que le film peut produire, je persiste à penser que Skolimowski n'est pas un grand cinéaste. Tout concourt pourtant à donner l'idée du chef d'oeuvre. La production d'abord, inouïe pour un film aussi radical, hélicoptères, explosions, tournage international. Le scénario ensuite, presque sans dialogue, proposant l'aventure d'un homme traqué quelque part dans le monde - c'est l'universalité qui est visée ici : qu'est-ce qu'un corps, qu'est-ce que la peur, qu'est-ce que la survie, comment mange-t-on, comment dort-on ? En bref : qu'est-ce que la présence ? Qu'est-ce que c'est, un être humain sur Terre, seul contre tous ? Et au-delà de cette universalité, Skolimowski ne refuse pas les signes politiques de notre époque : la barbe taliban, la combinaison orange Guantanamo, la torture, les soldats idiots comme des adolescents peuvent l'être lorsqu'ils ont du pouvoir mais pas d'éducation, la burqa dissimulant les identités des uns et des autres. Ces allusions politiques sont des propositions esthétiques d'une grande pertinence. Auxquelles s'ajoute un travail sur la couleur, que je trouve, personnellement, très laid, mais qui existe : du sépia désertique au blanc sur blanc des espaces enneigés, le cinéaste enchaîne les idées fortes. Le film n'est pas non plus une redite de Traqué : quand Friedkin organisait une rencontre entre le chasseur et sa proie jusqu'à ce que l'un et l'autre se confondent, Skolimowski préfère un homme réduit à rien et poursuivi par un groupe qui n'a pas de nom et peut-être aussi peu de légitimité que lui. D'un côté, on a un film d'amour, comme Koltès disait des films de kung-fu, de l'autre, on a quelque chose de plus acétique, sans contrechamp, plus 'essentiel' et canonique. Mais c'est là que ça se gâte.

Il y a dans Essential killing quelques minutes de grâce, où le cinéma de Skolimowski montre ce qu'il peut faire de mieux, et qu'on soit touché ou non par son style et par ses plans (que je trouve toujours un peu morts), on ne peut que s'incliner. Ces minutes recouvrent trois séquences : les chiens hurlant, le pêcheur et son poisson, et la femme au bonnet et l'enfant. Par la drôlerie outrageuse des deux dernières, on pourrait penser que le film va rejoindre le Merde de Carax, finir sur une irrévérence, emprunter la piste de l'outrance et de l'anarchie. Mais non. Ce qui est à l'oeuvre ici, c'est la sainteté. Ces trois séquences sont comme les épisodes d'une vie de saint. Et la dernière partie, avec Emmanuelle Seigner en muette consentante, confirme cette impression : Essential Killing est le film d'un chrétien convaincu, et, s'il ne l'avoue pas, s'il s'en défend, quoiqu'il fasse c'est là, dans le moindre plan, le moindre cadrage, la moindre idée esthétique (le cheval blanc sur lequel le sang d'un homme coule, voilà un beau poème de catéchumène). Prendre Vincent Gallo pour interpréter le rôle n'est pas anodin, quand on connaît sa propension au dolorisme christique, sur lequel The brown bunny repose, par exemple.

Pour les trois séquences en question, c'est formidable, c'est une piste de cinéma incroyable, c'est l'avènement de quelque chose dans le film que seule l'image peut dire. Pour le reste, c'est plus problématique. Dès qu'il s'agit du passé du héros, notamment, ressurgissant sous forme de séquences rêvées passées à travers un vilain filtre jaunâtre. Le héros est musulman, barbu, et l'imam lui promet monts et merveilles s'il tue. Sa femme a un voile bleu layette. Et quand il mange un fruit il ressemble à un prophète et regarde le ciel. Tout ça est très gentil, un peu inutile à mon goût, mais très gentil. Seulement, ces flashbacks font preuve de l'évidente incapacité de Skolimowski à s'échapper d'un système de représentation exclusivement chrétien. Ce n'est pas la chrétienté qui me gêne, mais la culture, l'étiquette "polonais catholique" accrochée à chacun des plans du film. Si bien que l'hypothèse de faire de ce héros un Saint n'est plus valable : c'est une hypothèse par défaut, pas un choix. Que Skolimowski prenne exemple sur Pasolini, qui avant de faire ses grands films païens, a tourné un Evangile, et, ce faisant, a désévangélisé son regard. Essential killing n'est pas le film universel qu'il voudrait être, c'est un film chrétien, suivant une pente compassionnelle sans faille. J'attends d'un artiste qu'il propose une vision du monde toujours un peu plus large que la culture dont il est issu. Là, avec ce film, on a affaire à un produit. De qualité, mais un produit quand même, repérable, facilement assimilable.

7 commentaires:

marie a dit…

bonjour,
je vous trouve un peu raide avec ce film ( un produit, oh non quand même )
mais surtout ce qui est étrange c'est votre accusation chrétienne parce que quand je l'ai vu, il y avait un petit débat après le film et un des spectateurs a fait plusieurs interventions pour relever de nombreux éléments du film en lien avec le Coran...du coup en croisant vos regards je suis perplexe, en même temps pourquoi pas

P/Z a dit…

Avant d'être un film chrétien (l'est-il d'ailleurs ?) Essential Killing est avant tout un film religieux dans le sens premier du terme (Je vous renvoie à ma note) et, le film est une rencontre, celle d'un homme avec le monde.
Selon moi un très grand film universel dans la mesure où il prend en compte les arbres, les animaux, le monde...

asketoner a dit…

Peut-être un peu raide, oui, c'est vrai. J'essaie de m'expliquer la raison pour laquelle le cinéma de Skolimowski ne me touche pas, pourquoi ses plans, que je comprends comme étant 'beaux' ou de l'ordre du beau, ne m'inspirent rien si ce n'est une vague indifférence. Quelqu'un parlait de leur étroitesse. C'est précisément ce que je ressens. Finalement, de cette rencontre d'un homme avec le monde, je vois l'homme, je vois le monde, je ne vois pas la rencontre. Au sens plastique du terme peut-être, mais pas au sens matériel. C'est peut-être tout bêtement dû à la neige qui vient figer l'espace, je ne sais pas. C'est peut-être aussi dû aux angles choisis : la scène où Gallo mange l'écorce d'un arbre, par exemple, je trouve le plan trop serré pour qu'il puisse me dire quelque chose - trop serré, et donc trop décisif : je vois la décision qui a fait naître ce plan.
Quant au Coran, bien sûr qu'il y a des liens, des éléments présents, mais dans la narration, sous forme d'épisodes qui font parcours, l'analogie aux Evangiles me semble gigantesque et inévitable.
Et pour ce qui est du 'religieux plus que chrétien', je ne suis pas sûr que ce soit vrai : que Vincent Gallo scrute le ciel toutes les vingt minutes ne me semble pas religieux, mais signifiant la religion.
De toute façon, dans ce film, il y a pour moi deux choses qui font tout s'effondrer : les flashbacks, et la musique easy-listening. A partir de là, je ne peux pas prendre ce cinéma au sérieux, je ne peux que douter.

asketoner a dit…

Aujourd'hui j'ai relevé quelques extraits d'une interview que Skolimowski donne aux Cahiers. Ca me semble assez édifiant.

je viens de lire son interview dans les cahiers, et il y a des choses qui expliquent pas mal mon ressenti vis à vis de ce film

Le journaliste demande : "Il y a les flashbacks, par exemple, qui ne semblent pas indispensables à cette économie."
Skoli répond : "Je dois au public des éléments sur le personnage. Il faut que je donne quelque chose : est-il marié ? a-t-il un enfant ? a-t-il été heureux ou pas ?"

Skoli : "Nous avions parlé de l'aspect religieux du film, et je voulais l'éviter, ce qui satisfaisait Vincent qui ne voulait pas du tout imiter un musulman en prière. Mais j'ai eu cette idée près de l'arbre. Il y avait déjà quelques tensions entre nous sur le tournage, je m'attendais à ce qu'il refuse. Alors je suis allé faire le mouvement d'affaissement contre le tronc, et ça l'a convaincu. Et c'est très un moment très beau, parce qu'il est complètement énigmatique."

Skoli : "J'avais demandé à Vincent de ne pas regarder Emmanuelle Seigner dans les yeux, sauf à la toute fin, sur le pas de la porte. Je ne pouvais pas ne pas avoir un échange de regard, tout le monde attend ça !"

marie a dit…

alors oui on s'approche du produit

Leszczyc a dit…

bonjour,
alors non pour le coup vous commencez à ''raidir'' vos lecteurs vis à vis de ce film!
n'est ce pas extrêmement léger que de confirmer vos suppositions en prélevant cet extrait d'entretien des cahiers? d'un côté vous dites que le film est celui d'un chrétien convaincu et ce quoiqu'en dise le réalisateur, il suffirait pour cela de voir the essential killing. De l'autre, vous prenez Skolimowski au pied de la lettre lorsqu'il parle de ses flash-back.n'y a t il pas là une certaine incohérence? A moi donc de vous renvoyer au film, ces flash back ne sont pas exclusivement là pour contextualiser, ils complexifient aussi et surtout la figure de Mohammed. regardez (mieux, sans tenter d'y voir des allusions constantes), et voyez! quant à cette étiquette de polonais catholique que vous collez, je vous trouve là très réducteur voir méprisant au regard de la production extrêmement hétérogène de Sko...

asketoner a dit…

Je ne comprends pas l'incohérence que vous me reprochez.
Je ne dis pas qu'il s'agit du film d'un chrétien convaincu, je dis que c'est un film qui exsude la chrétienté. La différence est minime, mais j'y tiens. C'est une question de structure et d'imagerie, pas d'intention.
Vous trouvez que ces flashbacks complexifient la figure de Mohammed, je trouve au contraire qu'ils la réduisent (et justement en la complexifiant, en l'épaississant).
Tout le film voudrait tendre vers une certaine ascèse, mais n'y parvient pas à mon sens : il y a des choix qui sont faits et qui sont très clairs, mais qui se retrouvent soudain contredits, voire annulés, par d'autres qui surviennent sans nécessité.