mercredi 23 février 2011

Trilogie en Pays de Caux - Pierre Creton : Secteur 545, Paysage imposé, Maniquerville

Voir un film de Pierre Creton, c’est changer de perspective. On est habitué au pour-tous des grosses et moyennes machines, on oublie le pour-soi artisanal, à la fois solitaire et solidaire, isolé mais très entouré, de certaines œuvres rares. La trilogie en Pays de Caux appartient à cette dernière catégorie. Pierre Creton, après des études d’art, au lieu de suivre à Paris ses camarades, décide de retourner dans la campagne de son enfance et d’y travailler. Entre lui et ce qu’on appelle le monde, il dresse un rempart. Chaque film a pour nécessité de séparer, d’abolir la confusion. Pierre Creton n’est pas un cinéaste français, il est un travailleur agricole du Pays de Caux qui fait aussi des films (un « cinémaste », comme le lui dira un de ses collègues ou patrons lorsqu’il l’interrogera). Il n’est pas, comme Depardon, un homme du terroir qui revient voir ce qui a changé, il n’est pas dans le souvenir ni la nostalgie, il n’est pas l’intermédiaire entre un lieu précis et le monde, il est de ce lieu, infiltré, et fait des films pour être encore un peu plus de ce monde, encore un peu plus là, vivant. Et c’est là, dans ces métiers qu’il endosse, dans ces rencontres qu’il fait et dans ces films qu’il invente au fur et à mesure qu’il vit, que se jouent son désir et sa nécessité. On pourrait croire à un fantasme d’authenticité, mais on y voit plutôt une ligne de vie pasolinienne sincère et qui ne pourrait être autrement. C’est là, c’est tout.

Attaché à un lieu, et revenant y vivre et travailler, son occupation sera donc, dans un premier temps, de le décrire. Ces trois films ne sont rien de plus que des descriptions, des esquisses rigoureuses, presque des plans. Embauché comme peseur dans Secteur 545, il filme une carte représentant son champ d’action : 25 fermes et patrons différents, 25 visages et paysages, l’illusion d’une totalité, la naissance d’une passion pour ce métier. Il peut, grâce à celui-ci, quadriller. Des mains passent sur cette carte, indiquant routes et frontières. Ce plan n’a rien d’indicatif : il est un manifeste. Là, précisément là. Etre là, hanter mieux qu’un fantôme, par le travail et le cinéma, par le désir et la conversation, par la production d’une mémoire et d’un lien entre tous ces êtres-là. Sinuer, circuler, s’insinuer.

Dans Secteur 545, ce sont les agriculteurs. Dans Paysage imposé, ce sont leurs enfants, apprenant leur métier au lycée agricole. Dans Maniquerville, ce sont leurs parents, en maison de retraite, où Françoise Lebrun vient donner des lectures de Proust. Trois films, trois esquisses d’un même paysage selon trois points de vue distincts, rigoureux dans la façon dont le sens y circule (aucune volonté de dire plus ou plus large), et troubles parce que ne dissimulant jamais leur sensualité, que celle-ci se déploie sur une phrase, un visage, une fleur, ou une vache – c’est l’événement qui fait le film, et non l’inverse. La question que pose Pierre Creton aux agriculteurs de Secteur 545 est la suivante : qu’est-ce qui pour vous différencie l’homme de l’animal ? Les réponses varient. Jusqu’à un plan d’aube où Pierre Creton s’empare d’une vache et l’étreint – compensation poétique à la rationalité mise à l’œuvre, ou fulgurance philosophique : cette étreinte abolit la question de la différence. Dans Paysage imposé, la question est : qu’est-ce qu’un paysage ? Les lycéens répondent, et le cinémaste filme leur visage. Evidemment, on le comprend, le paysage, c’est eux. Le titre est trompeur : l’une des interviewées répond ainsi à la question de Pierre Creton : « Dans mon paysage, il y a Jean-Paul (Sartre) et Simone (de Beauvoir) ». Le paysage imposé devient paysage choisi, paysage d’élection, ou paysage qui s’impose.

Mais ce n’est pas seulement le sujet de l’étude qui change, c’est aussi sa manière. La manière se décale, peu à peu. Ce que le cinéaste introduit dans le documentaire varie toujours : autobiographie dans Secteur 545 (qui est comme un Discours de la méthode), histoire dans Paysage imposé (le cinéaste rappelle le fait divers de Pierre Rivière, qui a eu lieu non loin du lycée agricole), fiction dans Maniquerville (quelques scènes avec Françoise Lebrun sont très écrites). Car Pierre Creton ne cesse d’altérer, de trouver des échos, de tenter d’insensés rapprochements. De son employeur, il fera, à l’aide d’une amie sculptrice, un buste. Les films de Pierre Creton sont comme ce plan de lui enlaçant une vache : un désir, une intuition, une nécessité, font éclater la rationalité de la forme, la banalité des images. Ce n’est pas le commun (rien de régionaliste), mais au contraire le singulier, qui importe et l’emporte.

Qu’est-ce qu’on retient de cette trilogie, nous spectateurs qui ne sommes pas du Pays de Caux ? Des images d’abord : un homme qui tient un chat dans ses bras, le reflet d’une sculpture dans une vitre par laquelle on voit des arbres, une route enneigée, des sourires, des visages sérieux. Et puis aussi ces vieux qui voient, en même temps que leurs capacités physiques s’amoindrissent, le paysage où ils ont cru mourir leur échapper : on détruit le château, on fait du parc une zone de loisirs, on va les déplacer. Ils viennent écouter Françoise Lebrun lire Proust, et les mots résonnent, ou pas, pour eux, pour nous, peu importe, les mots sont là.

On regrettera seulement que Capricci n’ait pas choisi d’éditer tous les films de Pierre Creton. L’heure du berger, vu à Beaubourg l’an dernier, était un court-métrage miraculeux. Espérons qu’il y aura d’autres occasions de voir ça, de suivre ce travail si singulier, affirmant avec tant de puissance sa singularité.


On trouve aussi cette chronique sur Kinok.

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