Ca commence par un champ/contrechamp : de face, un bateau à moteur sur une vaste étendue d'eau, les montagnes au loin (supposition : la Méditerranée) ; de dos, ce même bateau, entrant dans un canal au-dessus duquel s'élève un pont arqué en fer vert (supposition : le canal Saint-Martin). Alors on pense : le cinéma (et le montage) permet(tent) le raccourci : continuité d'action mais pas de lieu. Pas du tout : ce lieu aux deux faces si dissemblables existe, on le comprend un peu après, c'est Annecy, le lac et la ville, les montagnes et la bourgeoisie. Alors on pense : le cinéma, c'est la vérification des incohérences du réel (et le montage, donc, produit d'abord le soupçon d'une fabrication, d'un artifice, avant de contredire ce soupçon). Plutôt qu'un cinéma n'affirmant que sa propre puissance, le cinéma de Rohmer se fait témoin de la puissance d'un lieu. L'être humain lie, le cinéma découpe, et, ce faisant, montre l'extraordinaire multiplicité des vues à partir d'un même point de vue. Le cinéma s'attaque aux multiples. Et se demande où regarder (et non pas : que voir ?).
Voir, il en est question dans Le genou de Claire. L'amie de Jean-Claude Brialy déclare au sujet d'une tapisserie qu'elle a chez elle : "les héros d'une histoire ont toujours les yeux bandés". Le spectateur voit à leur place ce qu'ils font, ce qu'ils risquent de faire, ce à côté de quoi ils passent. En somme, Rohmer est un brechtien qui s'intéresserait aux bourgeois, empruntant la grande question qui traverse tout le cinéma des années 70 : coucher ou ne pas coucher ? Les héros des films de Rohmer multiplient les possibles jusqu'à ce qu'un choix s'impose de lui-même. Ce genou perché sur une échelle cristallise l’attention d’un homme pourtant déjà bien occupé, par sa future femme d’une part, et de l’autre par un flirt. Le genou de cette fille est un inattendu, un surgissement : bien sûr, ce genou est accroché à cette jambe depuis de nombreuses années, mais il a suffi que cet homme le voie pour qu’il prenne une toute autre allure, une toute autre importance, au point de modifier la vie de cet homme et ses décisions bien arrêtées.
"Quand je m'ennuie, si je suis à côté de n'importe qui, j'ai l'impression de l'aimer", déclare la jeune fille de 16 ans que Brialy tente de séduire. Rohmer est fasciné par l'architecture (moderne, entre autres), fasciné par ce qu'est un lieu et par la façon que ce lieu a d'influencer les trajectoires humaines, de conditionner les rencontres. C'est le cas dans La boulangère de Monceau, dont l'histoire ne pourrait se dérouler ailleurs qu'à Monceau, ou bien elle se déroulerait autrement. Parce que la ville organise de façon subtile, suggérée, les rencontres. Si les hommes y circulent d'une certaine façon, leurs sentiments aussi suivent des lignes invisibles mais tracées à l'avance. Car on n’est jamais à côté de n’importe qui : on est à côté de celui ou de celle que la ville a bien voulu placer là – aussi aime-t-on celui ou celle que la ville nous impose.
La passion de Rohmer pour l'architecture ne s'applique pas seulement aux lieux, mais aussi aux êtres, aux sentiments, aux flirts, aux époques. Tout est construction, circulation, coexistence. La narration saccadée du Genou de Claire est une merveille : de cette période d'un mois où un homme revient à Annecy pour les vacances, Rohmer contera chaque jour. Et on verra courir d'un jour sur l'autre les conversations, abandonnées à telle heure, reprises le lendemain comme si entre temps chacun était parti chercher les mots suivants. Les mots, les dialogues, les pensées, sont les fils qui lient les jours entre eux, quand ceux-ci pourraient se diluer dans l'ennui latent de l'été.
Rohmer explore donc les espaces, et s'intéresse tout particulièrement aux espaces laissés vacants, pour ce qu'ils ouvrent de possibles. Dans La carrière de Suzanne, il y a une soirée à Bourg-la-Reine dans une grande maison bourgeoise habitée par un étudiant dont la mère est partie en voyage. Et tandis que toute l'action et tous les personnages s'amassent dans une même pièce à simuler une séance de spiritisme, Rohmer filme les pièces vides, désertées par la nécessité du moment. Quelque part quelque chose se réunit et se précipite - l'ailleurs attend, mais guette son temps. La présence de cet espace inhabité inquiète.
C’est l’après-midi que laisse vacant le héros de L’amour l’après-midi – architecture d’un emploi du temps. Les journées de cet homme sont bien réglées, laborieuses, familiales, insoupçonnables. Mais ses après-midis flâneuses le conduisent à faire une rencontre qui pourrait mettre en péril sa vie de famille. Un après-midi, il devra choisir – et pleurera d’avoir aperçu dans ce temps libre ce que sa vie aurait pu être. D’avoir aperçu l’immensité du non-être. De grands sanglots énigmatiques, brouillons, confus, concluent ce film et révèlent la puissance dévastatrice du vide devenu flirt, et du flirt devenu trop sérieux. Rohmer prend le vide très au sérieux.
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