dimanche 17 juin 2012

Alexandra - Alexandre Sokourov (2007)

 

  Une vieille femme descend d'un train. Il n'y a que des hommes jeunes autour d'elle. Elle entre en territoire militaire. On ne sait pas ce qu'elle vient faire et c'est son incongruité dans le paysage qui d'abord intrigue. La vieille peine à se déplacer; monter et descendre sont des actions qui lui coûtent; sa lenteur est le prisme à travers lequel le spectateur est amené à regarder la guerre, la force, la virilité, la jeunesse qui l'entourent.

De grands mouvements symphoniques accompagnent ses tout petits mouvements de vieille dame. Elle est la Russie ancestrale, éternelle peut-être, qui vient voir ce que fait la Russie d'aujourd'hui. Sa présence dans les plans donne au film un ton élégiaque : elle parle peu, mais son corps à lui seul fait office de commentaire. A chaque fois qu'elle s'assoupit son sommeil laisse revenir une vision du jour passé : des visages, très beaux, d'hommes jeunes en train de marcher. Tous les visages que son corps contient, toute la mémoire, toutes les rencontres, c'est la symphonie qui les induit.

Un matin sous la tente, dans la lumière écrasante du jour qui vient, il y a, comme un enfant, endormi dans le lit près du sien, son petit-fils de vingt-sept ans qui dort. Il se réveille, et toute l'enfance lui échappe : il retrouve son corps d'adulte, sa force. Le sommeil est ce qui le rend éternel dans la mémoire de la vieille dame. Et c'est toujours ainsi qu'elle le verra, comme le petit garçon qu'il était, bien qu'il fasse la guerre aujourd'hui, bien qu'il tue. Peut-être tue-t-il parce qu'il n'est qu'un enfant. Peut-être la jeune Russie est-elle précisément trop jeune pour être consciente de ce qu'elle fait. Il n'y a que les grands-mères, les babouchkas, qui savent et qui vont par-delà la guerre, par-delà l'inimitié des peuples. L'image est couleur sable : le temps passe et ce qu'on voit semble friable, déjà un souvenir. La grand-mère sait que tout se change en souvenir.

Alexandre Sokurov réalise un western fordien. Les soldats ont des coeurs d'enfant. L'héroïsme est partout, jamais dénié. On verrait bien John Wayne accueillir sa grand-mère à Fort Alamo, et la grand-mère sympathiser avec des grands-mères mexicaines. C'est ce qui se passe dans Alexandra. La vieille dame part chercher des cigarettes pour les soldats du camp. Elle est en Tchétchénie. Un jeune homme refuse de lui vendre quoi que ce soit, et même de lui adresser la parole. Elle perd patience, elle est épuisée, elle s'assoit près d'une autre vieille. Les deux babouchkas se lient. La guerre semble finie. Pourtant, quand la Tchétchène invite la vieille Russe à venir se reposer chez elle, la caméra s'élève, et l'on voit les immeubles détruits. La guerre semble finie mais elle est partout. La guerre est une atrocité sans nom. Voilà ce que dit Alexandra, seulement par sa présence, sans élever la voix, sans opposer les hommes entre eux, en circulant, lentement, du campement au village, en parlant à chacun, en se laissant conduire par un garçon tchétchène, en distribuant les cigarettes aux soldats.

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