Alexandra - Alexandre Sokourov (2007)
Une vieille femme descend
d'un train. Il n'y a que des hommes jeunes autour d'elle. Elle entre en
territoire militaire. On ne sait pas ce qu'elle vient faire et c'est
son incongruité dans le paysage qui d'abord intrigue. La vieille peine à
se déplacer; monter et descendre sont des actions qui lui coûtent; sa
lenteur est le prisme à travers lequel le spectateur est amené à
regarder la guerre, la force, la virilité, la jeunesse qui l'entourent.
De
grands mouvements symphoniques accompagnent ses tout petits mouvements
de vieille dame. Elle est la Russie ancestrale, éternelle peut-être, qui
vient voir ce que fait la Russie d'aujourd'hui. Sa présence dans les
plans donne au film un ton élégiaque : elle parle peu, mais son corps à
lui seul fait office de commentaire. A chaque fois qu'elle s'assoupit
son sommeil laisse revenir une vision du jour passé : des visages, très
beaux, d'hommes jeunes en train de marcher. Tous les visages que son
corps contient, toute la mémoire, toutes les rencontres, c'est la
symphonie qui les induit.
Un matin sous la tente, dans la lumière
écrasante du jour qui vient, il y a, comme un enfant, endormi dans le
lit près du sien, son petit-fils de vingt-sept ans qui dort. Il se
réveille, et toute l'enfance lui échappe : il retrouve son corps
d'adulte, sa force. Le sommeil est ce qui le rend éternel dans la
mémoire de la vieille dame. Et c'est toujours ainsi qu'elle le verra,
comme le petit garçon qu'il était, bien qu'il fasse la guerre
aujourd'hui, bien qu'il tue. Peut-être tue-t-il parce qu'il n'est qu'un
enfant. Peut-être la jeune Russie est-elle précisément trop jeune pour
être consciente de ce qu'elle fait. Il n'y a que les grands-mères, les
babouchkas, qui savent et qui vont par-delà la guerre, par-delà
l'inimitié des peuples. L'image est couleur sable : le temps passe et ce
qu'on voit semble friable, déjà un souvenir. La grand-mère sait que
tout se change en souvenir.
Alexandre Sokurov réalise un western
fordien. Les soldats ont des coeurs d'enfant. L'héroïsme est partout,
jamais dénié. On verrait bien John Wayne accueillir sa grand-mère à Fort
Alamo, et la grand-mère sympathiser avec des grands-mères mexicaines.
C'est ce qui se passe dans Alexandra. La vieille dame part
chercher des cigarettes pour les soldats du camp. Elle est en
Tchétchénie. Un jeune homme refuse de lui vendre quoi que ce soit, et
même de lui adresser la parole. Elle perd patience, elle est épuisée,
elle s'assoit près d'une autre vieille. Les deux babouchkas se lient. La
guerre semble finie. Pourtant, quand la Tchétchène invite la vieille
Russe à venir se reposer chez elle, la caméra s'élève, et l'on voit les
immeubles détruits. La guerre semble finie mais elle est partout. La
guerre est une atrocité sans nom. Voilà ce que dit Alexandra, seulement
par sa présence, sans élever la voix, sans opposer les hommes entre eux,
en circulant, lentement, du campement au village, en parlant à chacun,
en se laissant conduire par un garçon tchétchène, en distribuant les
cigarettes aux soldats.
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