Ce qui est impressionnant, dans les six heures que durent les films Medvedkine, c'est la somme de rencontres qu'on y fait. C'est la parole, qui n'a jamais été aussi libre. C'est le lien entre les hommes qui pourrait se réinventer.
Dans les films bisontins, il y avait une femme, Suzanne, qui portait à elle seule toute une Révolution. Dans cette partie sochalienne, moins joyeuse, qui sent la fin de l'aventure, c'est une jeune caissière de supermarché Ravi, dont l'esprit critique acerbe se mêle à un désespoir poignant.
Sochaux, 11 juin 1968
Un long travelling dans l'allée d'une usine, une chanson religieuse parodiée par la cgt, et soudain, des photos d'une altercation, des coups de fusil, un carton : "11 juin 68, 22ème jour de grève à Peugeot Sochaux, 4h du matin, les ouvriers qui viennent relayer les piquets de grève aux portières trouvent leurs camarades matraqués". Un visage pensif, sans voix, se mordant les lèvres. Un autre carton : "les forces de police ont reçu l'ordre d'envahir l'usine et d'en chasser les ouvriers par tous les moyens". Un autre visage - autre silence. Et des cartons supplantant la parole : "on a fait de l'usine un champ de bataille" / "en une journée, 150 blessés, 2 morts".
C'est à ce moment-là que débute l'aventure sochalienne du collectif Medvedkine. C'est dans le silence de ces visages que le cinéma s'inscrit. Il s'agit de leur redonner la parole.
Les muets retrouveront le langage à la fin du film. Ils ne représentent rien, ils ne sont pas des figurines, ils deviennent des personnages. Ce qui est retenu de leur parole, c'est tout ce qui décroche de l'attendu : un sourire, une affaire de famille révélée dans une bataille, un trouble, une revendication métaphysique ("ce n'était pas seulement les ouvriers de Peugeot qui étaient attaqués, c'était le monde ouvrier").
Tous les moyens du cinéma sont convoqués pour faire rentrer dans l'écran ce nouveau monde.
L'hyper-efficacité du montage n'ôte rien à la finesse du propos - clairement engagé mais pas borné, pas encarté. Ce qui intéresse le cinéma Medvedkine, c'est avant tout l'humain. C'est dans l'humain que s'enracine le politique (si l'humain meurt le politique meurt, et non l'inverse).
On croise le conducteur des bus de l'usine, nous expliquant dans le détail les conditions de son métier, et les fameux deux jours de la semaine pendant lesquels il ne peut pas manger, à cause de la nausée ("le lundi, le mardi, il faut mieux pas y compter").
"Pendant 10 ans j'ai fait ça, et il y en a 18000 qui le font chez Peugeot, il y en a 18000 qui le font tous les jours, il y a en a 18000." Plus que la parole d'un ouvrier, il s'agit de sa langue - très différente de celle des représentants politiques ("quand Peugeot éternue, c'est toute la région qui s'enrhume").
Les trois-quarts de la vie & Week-end à Sochaux
"Le cinéma peut devenir une arme efficace pour le prolétariat, puisqu'il l'est pour la bourgeoisie."
La direction que prennent les films Medvedkine est triste. Le moteur n'est plus seulement celui du désir - de l'envie s'est immiscée. Les trois-quarts de la vie est un joli petit essai, et pour une raison de conformité petite-bourgeoise, il a fallu l'allonger, l'étirer, lui faire perdre toute substance : il devient Week-end à Sochaux. La révolte semble s'être installée. Il n'y a plus rien de sauvage. Restent quelques rencontres, heureusement.
Avec le sang des autres, de Bruno Muel
C'est la première fois qu'au générique apparaît une tâche assignée à chacun des participants. C'est un film Medvedkine, mais de Bruno Muel - autant dire un film de patron, réalisé avec l'aide des travailleurs de l'usine Peugeot de Sochaux - autant dire avec le sang des autres (le titre ne ment pas). Ce fait souligne cruellement l'ambiguïté de la position du collectif désormais désuni.
Malgré cela, c'est un film immense.
Un film de parole et de suffocation. Ou comment le bruit de la chaîne devient le bruit du monde entier. Comment le travail dévore la vie. Comment le rythme de production contraint la parole, brime la pensée.
Il y a des images (sorties d'usine, femmes qui étendent le linge, enfants d'ouvriers), il y a des documents (la famille Peugeot, les villages ouvriers, l'idée que les grèves naissent des chaînes et la manière qu'ont eu les patron de les réarranger de sorte à ce que personne ne puisse plus se parler), il y a de l'inédit (des images de la chaîne, jusqu'alors interdites, finalement obtenues - on voit les hommes au travail, mais surtout : on entend), il y a des voix ("le bonheur on n'y croit plus, on y croit par morceaux, c'est tout, on croit même plus au socialisme"), mais il y a surtout un texte, magnifique, d'un ouvrier racontant la chaîne.
"la peur d'y aller
la peur qu'ils me mutilent encore davantage
la peur de ne plus jamais parler"
"j'ai tellement mal aux mains
je sens que je pouvais faire des choses avec
la peau s'en va
je veux pas l'arracher
c'est Peugeot qui me l'arrachera".
Alors c'est sans doute un film de professionnels, mais il est riche de cinq années des travaux précédents du collectif, riche de cinq années de désir et d'espoir. Les choses ont changé, les auteurs-propriétaires ont refait surface, les ouvriers sont redevenus anonymes, mais le film est là, pensé, formellement puissant, plein de rencontres et de voix. Il est le chant du cygne d'une utopie fatiguée.
Septembre chilien, de Bruno Muel et Théo Robichet
Les cinéastes ont quitté Sochaux. Ils ont rejoint le Chili après le coup d'état. Ils sont venus filmer les opprimés. Parce qu'ils sentent que la souffrance chilienne peut entrer en dialogue avec la souffrance sochalienne.
Je retiendrai une scène de ce documentaire terrible, où l'on voit des femmes attendre des prisonniers retenus et torturés dans des stades changés en camp de concentration, où l'on voit des rues pleines de militaires - où l'on ne voit rien, parce que les journalistes étrangers sont tenus de rester discrets et de filmer ce qu'on leur indique. Une scène, donc : il s'agit de la mort de Neruda, quelques jours après le coup d'état. C'est le premier rassemblement populaire dans les rues. C'est sans doute la présence des journalistes qui aura préservé la foule du massacre. Et c'est une foule en larmes, inconsolable. On sent dans ces larmes que la flamme socialiste n'est pas morte, que la justice est encore possible. Et c’est un poète qui permet ça.
Dans les films bisontins, il y avait une femme, Suzanne, qui portait à elle seule toute une Révolution. Dans cette partie sochalienne, moins joyeuse, qui sent la fin de l'aventure, c'est une jeune caissière de supermarché Ravi, dont l'esprit critique acerbe se mêle à un désespoir poignant.
Sochaux, 11 juin 1968
Un long travelling dans l'allée d'une usine, une chanson religieuse parodiée par la cgt, et soudain, des photos d'une altercation, des coups de fusil, un carton : "11 juin 68, 22ème jour de grève à Peugeot Sochaux, 4h du matin, les ouvriers qui viennent relayer les piquets de grève aux portières trouvent leurs camarades matraqués". Un visage pensif, sans voix, se mordant les lèvres. Un autre carton : "les forces de police ont reçu l'ordre d'envahir l'usine et d'en chasser les ouvriers par tous les moyens". Un autre visage - autre silence. Et des cartons supplantant la parole : "on a fait de l'usine un champ de bataille" / "en une journée, 150 blessés, 2 morts".
C'est à ce moment-là que débute l'aventure sochalienne du collectif Medvedkine. C'est dans le silence de ces visages que le cinéma s'inscrit. Il s'agit de leur redonner la parole.
Les muets retrouveront le langage à la fin du film. Ils ne représentent rien, ils ne sont pas des figurines, ils deviennent des personnages. Ce qui est retenu de leur parole, c'est tout ce qui décroche de l'attendu : un sourire, une affaire de famille révélée dans une bataille, un trouble, une revendication métaphysique ("ce n'était pas seulement les ouvriers de Peugeot qui étaient attaqués, c'était le monde ouvrier").
Tous les moyens du cinéma sont convoqués pour faire rentrer dans l'écran ce nouveau monde.
L'hyper-efficacité du montage n'ôte rien à la finesse du propos - clairement engagé mais pas borné, pas encarté. Ce qui intéresse le cinéma Medvedkine, c'est avant tout l'humain. C'est dans l'humain que s'enracine le politique (si l'humain meurt le politique meurt, et non l'inverse).
On croise le conducteur des bus de l'usine, nous expliquant dans le détail les conditions de son métier, et les fameux deux jours de la semaine pendant lesquels il ne peut pas manger, à cause de la nausée ("le lundi, le mardi, il faut mieux pas y compter").
"Pendant 10 ans j'ai fait ça, et il y en a 18000 qui le font chez Peugeot, il y en a 18000 qui le font tous les jours, il y a en a 18000." Plus que la parole d'un ouvrier, il s'agit de sa langue - très différente de celle des représentants politiques ("quand Peugeot éternue, c'est toute la région qui s'enrhume").
Les trois-quarts de la vie & Week-end à Sochaux
"Le cinéma peut devenir une arme efficace pour le prolétariat, puisqu'il l'est pour la bourgeoisie."
La direction que prennent les films Medvedkine est triste. Le moteur n'est plus seulement celui du désir - de l'envie s'est immiscée. Les trois-quarts de la vie est un joli petit essai, et pour une raison de conformité petite-bourgeoise, il a fallu l'allonger, l'étirer, lui faire perdre toute substance : il devient Week-end à Sochaux. La révolte semble s'être installée. Il n'y a plus rien de sauvage. Restent quelques rencontres, heureusement.
Avec le sang des autres, de Bruno Muel
C'est la première fois qu'au générique apparaît une tâche assignée à chacun des participants. C'est un film Medvedkine, mais de Bruno Muel - autant dire un film de patron, réalisé avec l'aide des travailleurs de l'usine Peugeot de Sochaux - autant dire avec le sang des autres (le titre ne ment pas). Ce fait souligne cruellement l'ambiguïté de la position du collectif désormais désuni.
Malgré cela, c'est un film immense.
Un film de parole et de suffocation. Ou comment le bruit de la chaîne devient le bruit du monde entier. Comment le travail dévore la vie. Comment le rythme de production contraint la parole, brime la pensée.
Il y a des images (sorties d'usine, femmes qui étendent le linge, enfants d'ouvriers), il y a des documents (la famille Peugeot, les villages ouvriers, l'idée que les grèves naissent des chaînes et la manière qu'ont eu les patron de les réarranger de sorte à ce que personne ne puisse plus se parler), il y a de l'inédit (des images de la chaîne, jusqu'alors interdites, finalement obtenues - on voit les hommes au travail, mais surtout : on entend), il y a des voix ("le bonheur on n'y croit plus, on y croit par morceaux, c'est tout, on croit même plus au socialisme"), mais il y a surtout un texte, magnifique, d'un ouvrier racontant la chaîne.
"la peur d'y aller
la peur qu'ils me mutilent encore davantage
la peur de ne plus jamais parler"
"j'ai tellement mal aux mains
je sens que je pouvais faire des choses avec
la peau s'en va
je veux pas l'arracher
c'est Peugeot qui me l'arrachera".
Alors c'est sans doute un film de professionnels, mais il est riche de cinq années des travaux précédents du collectif, riche de cinq années de désir et d'espoir. Les choses ont changé, les auteurs-propriétaires ont refait surface, les ouvriers sont redevenus anonymes, mais le film est là, pensé, formellement puissant, plein de rencontres et de voix. Il est le chant du cygne d'une utopie fatiguée.
Septembre chilien, de Bruno Muel et Théo Robichet
Les cinéastes ont quitté Sochaux. Ils ont rejoint le Chili après le coup d'état. Ils sont venus filmer les opprimés. Parce qu'ils sentent que la souffrance chilienne peut entrer en dialogue avec la souffrance sochalienne.
Je retiendrai une scène de ce documentaire terrible, où l'on voit des femmes attendre des prisonniers retenus et torturés dans des stades changés en camp de concentration, où l'on voit des rues pleines de militaires - où l'on ne voit rien, parce que les journalistes étrangers sont tenus de rester discrets et de filmer ce qu'on leur indique. Une scène, donc : il s'agit de la mort de Neruda, quelques jours après le coup d'état. C'est le premier rassemblement populaire dans les rues. C'est sans doute la présence des journalistes qui aura préservé la foule du massacre. Et c'est une foule en larmes, inconsolable. On sent dans ces larmes que la flamme socialiste n'est pas morte, que la justice est encore possible. Et c’est un poète qui permet ça.
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