
La trilogie
Elephant/
Last Days/
Gerry réalisée par Gus van Sant m'apparaît de plus en plus comme une impasse du cinéma américain indépendant. Impasse de croire à l'absence (d'auteur & d'intentions) quand on brasse jusqu'à l'amalgame nauséeux toutes les significations (par exemple, dans
Elephant : nazisme, homosexualité, jeux vidéos, mutisme, manque du père). On croit qu'elles s'annulent. Ce n'est pas le cas : elles s'agrègent, de façon très télévisuelle (magazine de société, pas mieux). Il n'y a certes pas d'avis (et le cinéma n'est pas une question d'avis, de toute façon), mais il y a un regard, lequel, non maitrisé, non investi, n'est autre que celui de l'idéologie dominante. La pub, le clip, le zapping : tous les signes colmatent une grande absence de réponse, et cette grande absence de réponse ne peut être tenue ouverte par une absence de point de vue.
Ce n'est pas le seul problème des films de Gus van Sant. L'autre chose, qui me semble très claire depuis que j'ai vu
La dernière piste, c'est ce que le cinéaste fait de la radicalité : du mash-mallow. L'errance est un truc cool, le plan-séquence est glissant, l'ennui atmosphérique, la mort mélancolique, le silence déprimé et la parole pas mieux : tout est joli et gratuit. Gratuit plutôt qu'absurde. On colle parfois à
Gerry l'étiquette 'beckettien'. Mais Beckett n'est ni joli ni gratuit, Beckett est âpre, violent, crevé de partout, pointu et jamais mou.
(Sofia Coppola est de cette école-là, faisant débander ce qui ne demande qu'à crever des yeux : easy-thinking.)
La dernière piste n'a rien de gratuit. Ce que Kelly Reichardt raconte est très clair, très large, très ambitieux. C'est la conquête de l'Ouest, c'est l'Histoire des Etats-Unis, et, par extension, c'est l'Irak, c'est l'immigration, c'est le statut de l'immigré, c'est la façon dont on perçoit l'étranger, c'est les raisons pour lesquelles on fait une guerre. La cinéaste ouvre son film sur de possibles interprétations. Quelque chose entre John Ford, Robert Bresson et
Le magicien d'Oz. Le paysage, les figures, l'action et le mythe. A l'origine du film, il y a un trop-plein d'hypothèses, il y a un magma. Le film se charge de donner forme à ça.
Ce qui est absurde, violemment absurde dans
La dernière piste, c'est la matière-même de ce qu'on voit : des femmes avec des robes trop longues traînant dans le désert, et trois carrioles trop lourdes et trop fragiles. Une parfaite inadaptation de l'homme au paysage qu'il traverse. Une ignorance fondamentale. Un espoir maigrelet d'arriver un jour quelque part et de commencer peut-être quelque chose qui ressemblerait à une vie.
Incohérence avec le monde que la cinéaste creuse, à la manière des chercheurs d'or, obstinément, sans rien épargner de la répétition, de la durée et du manque de joie. La bande-son est grinçante (saletés de carrioles), nuits et jours passent mécaniquement, postures et paysages se répètent, variant jusqu'à l'insignifiance, l'indifférence. Le paysage progresse vers un nulle part et le corps vers la soif et la mort.

Pour dire cela, la cinéaste propose un travail plastique éblouissant : cet art ultra-précis, mallickien d'influence, sur la corde de la jane-campionerie, où chaque plan est une histoire de réajustement. Figures dans un paysage, qui se réorganisent subrepticement, de façon infime, à la suite d'un événement (d'un acte, d'une vision, d'une parole). Kelly Reichardt met en scène / chorégraphie ce qui tremble, ce qui fait bouger, ce qui laisse immobile et muet, ce qui désarme. Un cinéma du vacillement, aux tornades minuscules mais toujours perceptibles. Presque rien.
Un petit garçon qui pose sa tête sur les genoux de sa mère tandis qu'elle lit.
Une coupelle d'eau donnée de main à main par la femme blanche à l'Indien. Le retour de cette coupelle, poussée par terre par l'Indien en direction de la femme blanche. Des gestes incroyablement secs et vibrants, chargés des mondes quittés et des mondes espérés.
Entre la femme et son mari, plus tard, cette scène superbe où il surmonte sa jalousie et confie la direction des opérations à sa femme, marquant son absolue confiance, son immense amour, mais ayant besoin de marquer ça.
Ou encore, quand il va falloir voter pour décider du sort de l'Indien, le regard des femmes qui savent qu'elles ne participeront pas au vote mais pensent si fort que leur opinion traverse leur regard.
Une chaise jetée par l'arrière d'une carriole : voilà ce qu'on laisse, déjà-vestige d'une civilisation qui n'existera peut-être jamais.
Deux coups de feu pour prévenir les hommes lorsque l'une des femmes rencontre pour la première fois l'Indien : le mélange de précipitation et d'application dans le geste, le génie lent et tendu de cette scène.
Un inventaire microscopique de gouffres soudain révélés par des situations d'une clarté folle.
Dialogues limpides, rien à jeter, la réserve de sens nécessaire. On lit la Bible (ce sont les premiers mots du film) comme on lirait le journal : car les hommes qu'on voit font le journal, font l'Histoire, et ce qu'ils veulent lire doit les rattacher au divin et à l'éternité, eux qui ont pris le risque de se tenir si loin de ça.
En même temps, il y a d'autres régimes d'images. Le cinéma de Kelly Reichardt ne se construit pas sur de l'interdit. La cinéaste ouvre son film au maximum, elle tente plein de choses, comme ce plan, un des plus beaux que j'ai vu, où deux images se fondent l'une dans l'autre : les trois carrioles avancent vers nous, et on les retrouve dans le ciel, suivant le contour d'un nuage. C'est
E.T., c'est
Le magicien d'Oz, c'est un partout qui montre un nulle part, c'est un dédoublement qui crée un enfermement, un vol plané minéral.
Le mythe du magicien d'Oz se trouve ranimé par le personnage de Meek, l'entourloupeur, qui propose un raccourci et provoque finalement la perte. Meek est filmé, lui, au contraire des migrants, comme par une télévision. Il raconte des histoires, il rit, il s'emporte, il a des passions : c'est la civilisation, son idéologie que Kelly Reichardt met en scène. Meek est celui qui égare, qui terrifie, qui se confesse, qui monte les gens les uns contre les autres. Il occupe tout le plan. Il annule les paysages. Jusqu'à ce que, son troupeau perdu, il se retire, en pyjama rouge, dans les bords des cadres. Et sa manière de se retirer est une autre forme du triomphe : "vous verrez bien, j'ai raison". Meek n'appartient pas à ceux qui se perdent : il ne craint pas la mort. C'est sa puissance.
La dernière piste est un film d'action et d'errance, rêche et captivant, concret et métaphorique. Ce que montre le film, sa matière, c'est le paysage américain, c'est la terre intacte et sacrée, c'est les hommes qui traversent ça pour trouver un endroit où commencer une vie nouvelle. La cinéaste travaille les traversées (quand
Wendy et Lucy montrait une façon de rester tout en promettant de n'être que de passage) : on espère passer au travers, on se retrouve coincé en travers. De passage, mais le passage a une durée, et c'est cette durée qui est le temps du film : le temps qu'on tient à ne tenir nulle part. Le temps qu'on met à passer d'une civilisation à l'autre, de la femme blanche à l'Indien. Deux mondes se rentrent dedans. Deux mondes très fragiles : un seul Indien, et trois carrioles prêtes à s'effondrer. Voilà ce qu'il reste de deux mondes perdus d'avances.
L'incroyable invention plastique du film repose sur cette notion de travers : la disposition des corps dans le paysage, la façon dont le corps ouvre le paysage, ouvre la vision, et dont vision et paysage se referment sur les corps. Tous les équilibres toujours menacés, tous les rôles sans cesse et illusoirement redistribués. Jusqu'à cet arbre, dernière vision du film, vert en sa base et décharné en son sommet, cumulant les saisons, le temps, l'eau et la sécheresse, la foudre et la clémence, cumulant à lui seul toutes les hypothèses d'une vie. On ne peut plus que regarder
à travers. Ceux qui traversent l'espace voient à travers le temps.