Jean-Marie Straub et Danièle Huillet sont en salle de montage. Ils mettent un terme à l’aventure de Sicilia ! , film qu’ils auront préparé et tourné pendant plus d’un an, avec des comédiens non professionnels.
Ils se vouvoient. La porte de la salle de montage est ouverte sur un balcon. On aperçoit un toit – un horizon de tuiles. Straub s’échappe parfois pour fumer son cigare, et parfois s’assied, regardant Huillet s’acharner sur les bandes, à l’image près. Alternance de plaisirs et de déconvenues. Découvrir un sourire dans l’œil d’un acteur, et puis s’apercevoir que le raccord sera faux. Un couple au travail. L’une agit, l’autre commente, conseille, réprouve.
C’est un curieux manège. Si Huillet est toute en concentration, Straub, lui, semble excité par la présence de la caméra de Pedro Costa. Il veut se dire, exposer ses méthodes, défendre son cinéma – instruire aussi parfois le jeune cinéaste. Mais il y a une règle : quand la bande est en mouvement, le silence doit être respecté. Et si Straub continue à parler, Huillet le réprimande sèchement : « taisez-vous, Straub ! » Il boude, s’enfuit, et puis elle le rattrape, d’une tendre allusion à ce qui les tient ensemble - l’oeuvre, au sens le plus matériel du terme.
Dans le magnifique entretien que Pedro Costa accorda à Cyril Neyrat pour la parution en dvd de Dans la chambre de Vanda, le cinéaste distingue « le théâtre des filles » et « le cinéma des garçons ». C’est exactement l’inverse qui se produit ici : Straub se charge des commentaires, des anecdotes, de la plainte (la plainte comme rapport au monde), et Huillet de l’action (si immobile soit-elle). Et pourtant, il y a ce même rapport à la chambre, ce même héritage de la comédie classique : le lieu est celui de la femme, et l’homme qui y pénètre révèle une dimension magique.
D’un point de vue sonore, cet ordre des choses si rigoureusement tenu par Huillet (Straub voudrait l’enfreindre parfois), génère un rythme étrange : la parole se met en marche, jusqu’à ce que le bruit de la bande l’interrompe, et quand ce bruit s’éteint, la parole reprend au point exact où on l’avait laissée (qu’elle porte sur la méthode, la toux, les acteurs, les producteurs, ou Luis Bunuel et Nicholas Ray). Les rôles sont clairement assignés, les espaces et les temps très définis. Et il semblerait que la plus grande tendresse naisse de la plus stricte clarté.
On se demande parfois ce qui fait qu’un couple ‘tient’. On croit que le diktat de l’un finit par soumettre l’autre. Mais de voir Straub et Huillet, quarante ans de vie et de cinéma plus tard, continuer à lutter l’un contre l’autre, avec une exigence accrue, jamais défaillante, ébranle fortement cette conviction. Les batailles sont infinies. L’amour qui en naît semble éternel.
Dans Le genou d’Artémide, Straub rend hommage à sa compagne défunte, inscrivant son souvenir dans la forêt, sa permanence dans les dialogues de Pavese. Elle est le sujet du film – elle est à la fois sa fin et son infini.
Quelque chose dans la parole de Straub m’interroge. On l’entend défendre un cinéma matérialiste – partant de la matière, pour parvenir à une forme. Or, découvrant il y a quelques mois ses derniers courts-métrages, je n’ai pu m’empêcher de voir, bien au contraire, un cinéma de l’immanence. Comme si les êtres, lieux et mots des Streghe et du Genou d’Artémide avaient toujours été là, et que le cinéaste était venu en saisir la furtive incarnation. A première vue, on pourrait parler de dissensus, entre la méthode et le résultat. J’aimerais revenir plus tard sur cette interrogation.
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