Tu seras mi baby est une chanson des Surfs, version
espagnole de
Reviens vite et oublie des mêmes Surfs, elle-même version
française de
Be my Baby des Ronettes. On entend cette chanson à deux reprises
dans
Tabou de Miguel Gomes. La première fois, c'est dans la partie
contemporaine et portugaise du film, alors que Pilar, une vieille dame, est au cinéma avec un
homme qui dort. La seconde fois, c'est dans la partie coloniale au Mozambique :
Aurora (qui était vieille dame dans la première partie, et qu'on découvre jeune ici) est assise chez elle, Ventura son amant s'en est allé, la musique sort d'un
poste de radio. Pilar et Aurora, en entendant cette musique, ont toutes deux le
visage ravagé de larmes. A travers
Tu seras mi baby (et surtout à travers les
larmes que la chanson suscite chez les deux personnages) Miguel Gomes raccorde
ses deux parties comme miroir l'une de l'autre. Mais ce miroir, plus qu'il ne
dédouble la première image, fabrique entre les deux une ressemblance, ou plutôt
creuse un tunnel de temps, à la fois physique et immatériel, émotionnel et
télépathique (Pilar ne savait rien du passé d'Aurora quand elle a entendu cette
musique). A ce moment-là du film (à ce moment de dédoublement de l'image par la
répétition d'une musique) les personnages rejoignent une humanité quatre fois
plus grande qu'elle, une humanité qui connaît le chagrin, la tristesse, la
saudade, qui connaît quelque chose qui a mille noms mais qui n'a que des larmes
et une petite chanson pour s'exprimer. Une communauté mélancolique de plans
désaccordés et d'individus solitaires. Alors passé et présent s'abolissent, le
Mozambique revient percer le coeur du Portugal, la vieillesse découvre le
secret de la jeunesse éternelle, et tout est éternellement vieux, tout est
colonisé, tout est perdu, tout continue quand même, dans la conscience du film, à s'attacher et à se défaire, à se lier et à s'extraire.
Jean Renoir, Wes Anderson, Miguel Gomes : trois cinéastes qu'une certaine idée
du territoire rapproche. Une certaine idée du territoire, et aussi de l'être qui y séjourne ; le territoire étant souvent réduit au cadre strict du
plan, et l'être l'élément qui le fait vivre en le traversant. Tous les
personnages de
Tabou (comme chez Wes Anderson ou comme dans
Le fleuve
de Renoir) sont pourtant à la lisière de l'immobilité, de la nonchalance ou de
la théâtralité, à l'instar du premier homme du film, immobile dans la savane au
milieu des guerriers, puis changé en crocodile. Et malgré cela, ils ont tous
cette capacité à faire récit immédiatement. Tous, même les seconds rôles, même
les apparitions furtives. Un détail - un livre avec une lune noire sur la couverture, posé sur une
poitrine, par exemple - quelque chose les relie au cadre, au monde et à ce qui
dépasse le monde (la communauté des mélancoliques). Le cinéma les change tous
en crocodiles : oeil torve et gueule ouverte, attendant l'assaut (d'une
musique, d'une romance, d'une aventure).
Et pour Jean Renoir comme pour Wes
Anderson et Miguel Gomes, le territoire devient intemporel (comme on pourrait
dire que le crocodile devient immortel) dès lors que le cinéma le change en
image. L'image saisit, c'est un cinéma glouton, et c'est très risqué parce qu'en même temps qu'on croque, on tue ; le crocodile le sait. Le réel, chargé d'histoire, devient lieu de cinéma, petite
boîte à mystères et passions, cadre de formation des individualités : la
colonie, l'île, l'Inde, le Mozambique. Le plan (soit l'unité du langage
cinématographique) pourrait alors avoir quelque chose de dévitalisé (quelque chose d'arraché à la vie : une vignette vie/niet). C'est
tout le contraire qui se produit : pas d'aseptisation, la violence de
l'histoire est incorporée par l'image, le récit (en voix-off dans
Tabou)
est absorbé par le silence des personnages, et le plan se fait corps, petit
corps d'emprunt, propice à toutes les métamorphoses. Sa fixité est aussi ce qui fait son instabilité. Le crime de la fin de
Tabou
par exemple, à la fois dévoile et intègre le début de la guerre d'indépendance du
Mozambique, tout en en faisant le point aveugle du récit d'une passion.
Le silence de la seconde partie est sans doute ce qu'il y a de plus troublant.
Il est bien sûr là en référence aux films muets. Mais c'est un silence
paradoxal : il n'affecte que les personnages. Le Mozambique fait encore du
bruit, les chansons sont restées, les pas, les hautes herbes, le vent, le récit
des aventures des protagonistes en voix-off, les lettres qu'ils se sont
écrites, tout est là sauf les dialogues. Les paroles ont été données, puis
oubliées. Quelque chose de ce paradis s'est définitivement perdu. C'est comme
si les mots avaient été volés aux personnages, amputés, défraîchis, au bord de
l'oubli. On ne saurait les restituer avec autant d'assurance que l'image. Car
l'image est fantasme, fabrication, pur artifice, et la parole est certitude. La
parole dirait : ça s'est passé comme ça. Mais Miguel Gomes ne veut jamais
abandonner le peut-être (c'est-à-dire la dimension fabulatrice) qui protège son
film. Il est un cinéaste moderne, et au contraire d'un Carax qui dans
Holy Motors rejoue par la citation les images d'un cinéma perdu, Gomes invente
la modernité de ce vieux cinéma. Pilar, dans la première partie de
Tabou, était venue attendre à l'aéroport une jeune catholique polonaise répondant au prénom de Maya et devant loger chez elle pendant son séjour à Lisbonne. Une jeune fille aborde Pilar et lui dit que Maya a eu un empêchement, qu'elle n'a pas pris l'avion, et qu'elle ne viendra pas. Ses amis l'appellent : "Maya, rejoins-nous!" La jeune fille s'excuse et s'en va. Plus tard, on recroisera Maya dans un parc lisboète, fumant une cigarette avec un guitariste - Maya qui, pour vivre une romance d'aujourd'hui, a dû se faire passer pour ce qu'elle n'était pas. Se faire passer pour faux, seule condition de l'aventure. Faux film muet,
Tabou, contrebandier, part à l'aventure.