Take Shelter, c’est l’histoire d’un homme de maintenant, complètement adapté, totalement intégré, dont la folie serait parfaite si elle ne se portait pas sur un objet aussi peu couramment désirable : un abri anti-tempête. Sa femme rêve d’une maison au bord de la mer. C’est sa folie à elle, mais ils sont plusieurs dans son cas, alors à elle on ne lui dit rien. Lui, par contre, il creuse des trous dans le jardin. C’est son métier qui lui a appris ça, creuser. C’est sa famille qui lui a appris à avoir peur de tout perdre, et surtout à avoir peur de perdre sa famille. C’est le monde qui lui a appris à faire confiance à l’impossible : un emprunt, que même le banquier déconseille, mais qui a le génie d’exister. Personne ne s’en sort, mais il est là pour ceux qui envisagent de pouvoir ne pas s’en sortir, comme une route qui ne mène nulle part pour ceux qui savent qu’ils vont se perdre. Cet homme n’a pas vraiment de folie propre, il a la folie du monde. C’est ça qui est le plus triste, au fond : il ne crée rien, il est créé. Il est le produit le plus parfait d’une insanité civilisationnelle. C’est le problème des prophètes : que disent-ils d’autre que ce qui doit arriver ?
Le monde, dans Take Shelter, est plein de replis. Si la banque propose une structure pour devenir fou, le travail en propose une autre pour rémunérer la folie – creuser est l’activité salariée du héros, qui ramène du travail (c’est-à-dire des trous et des machines pour les faire) à la maison. Mais le travail ne suffit pas, il y a le foyer : l’épouse prend le relai, couvrant son mari jusqu’au bout. Et si l’épouse ne suffit pas, il y a l’abri, pour se prévenir de toute tempête. Une petite boîte avec l’argent qu’on garde en vue des vacances. Une petite fille sourde abritant toute sorte de chose qu’elle ne dit pas. Tout est compartimenté. Et si le chien est d’abord intégré au foyer, il finit parqué dans un enclos conçu de toute urgence. Ce qui est insupportable, c’est ce qui traverse les structures : ainsi les rêves que l’homme fait sont-ils à la fois les signes de sa démence, et l’origine de celle-ci. Insupportable de voir l’ami participer au grand délire qu’on organisait dans un coin de la tête, insurmontable d’y trouver l’épouse, le chien, et la petite fille – d’y trouver tous ceux qu’on aurait voulu préserver. Il n’y a pas de structure étanche. C’est moins la folie envahissant le réel, que le réel s’immisçant dans ce petit monde fou qu’on cloisonnait, ce paradis fiscal d’une tête aussi malade que le monde.
Si l’homme avait préféré les téléphones mobiles aux abris anti-tempête, on n’aurait pas eu besoin de le médicaliser. La peur aurait été la même ou presque (perdre le contact, perdre le toit), mais il y aurait eu d’autres fous pour l’encourager. Là, une fois le container planté dans la terre, plus personne ne peut voir le héros en peinture. Et même son épouse dévouée, prête à tout pour faire la cuisine en toute circonstance (à la maison ou au bord de la mer, autant que dans les rêves de son mari), aura besoin, à un moment du film, de « faire quelque chose de normal » (manger un hamburger en ville). Et c’est bien de besoin qu’il s’agit : l’une veut un hamburger, l’autre veut un abri – qui est fou ? La folie n’est-elle pas le besoin qu’on a d’une chose quelle qu’elle soit ? Petit à petit, tout le monde se laisse attraper par le grand délire. L’épouse, dans la dernière scène, finit par dire un magnifique « okay » : okay, l’irréversible est là, tout le monde est fou, c’est bien comme ça, il n’y a plus de distinction entre le visible et la vision.
Le film est excellent à quelques détails près. On se serait volontiers passé du climax musical très grossier de la scène où il faut ouvrir une porte. On aurait même aimé que la musique, d’une façon générale, se calme un peu. Elle souligne chaque effet, appuie chaque émotion. C’est sans doute le propre du genre – mais au fait, de quel genre est ce film ? D’aucun, à mon avis, tant il s’affranchit, narrativement du moins, de tout cliché. On ne sent pourtant pas, dans la mise en scène, de personnalité encore très affirmée. Le cinéaste fait tout très bien, mais n’avance rien, tente peu, ne prend pas de risque. Il se concentre sur le jeu des comédiens (Michael Shannon est exceptionnel dans son unique scène de prédication notamment, rejoignant la démesure d’un Daniel Day Lewis bien dirigé), sur la façon toujours décalée qu’ont les répliques de survenir à l’écran, sur une manière de faire entendre sous les mots la pression d’un monde dément… Travail plus théâtral que cinématographique. Malgré tout, dans l’écart entre le son et l’image, le film trouve une certaine grâce : cette scène où le héros, surplombé d’un ciel azur, entend un invraisemblable tonnerre, est particulièrement forte et singulière – peut-être parce qu’elle est ouvertement conçue sur le mode de l’illusion théâtrale. Il manque au film quelques moments de cette puissance pour qu’on puisse parier durablement sur Jeff Nichols. Même si cette porte métallique posée sur un morceau de pelouse est une image déjà très forte, très prégnante. Sur quoi ouvre-t-elle, se demande-t-on, sur quels abîmes, quels arcanes secrets ? On pense alors à ce qu’ont dit les Amérindiens lorsqu’ils ont vu la nouvelle civilisation débarquer : comment peut-on creuser la Terre ? Quelle est cette civilisation qui ne cesse d’enfouir ?
Le monde, dans Take Shelter, est plein de replis. Si la banque propose une structure pour devenir fou, le travail en propose une autre pour rémunérer la folie – creuser est l’activité salariée du héros, qui ramène du travail (c’est-à-dire des trous et des machines pour les faire) à la maison. Mais le travail ne suffit pas, il y a le foyer : l’épouse prend le relai, couvrant son mari jusqu’au bout. Et si l’épouse ne suffit pas, il y a l’abri, pour se prévenir de toute tempête. Une petite boîte avec l’argent qu’on garde en vue des vacances. Une petite fille sourde abritant toute sorte de chose qu’elle ne dit pas. Tout est compartimenté. Et si le chien est d’abord intégré au foyer, il finit parqué dans un enclos conçu de toute urgence. Ce qui est insupportable, c’est ce qui traverse les structures : ainsi les rêves que l’homme fait sont-ils à la fois les signes de sa démence, et l’origine de celle-ci. Insupportable de voir l’ami participer au grand délire qu’on organisait dans un coin de la tête, insurmontable d’y trouver l’épouse, le chien, et la petite fille – d’y trouver tous ceux qu’on aurait voulu préserver. Il n’y a pas de structure étanche. C’est moins la folie envahissant le réel, que le réel s’immisçant dans ce petit monde fou qu’on cloisonnait, ce paradis fiscal d’une tête aussi malade que le monde.
Si l’homme avait préféré les téléphones mobiles aux abris anti-tempête, on n’aurait pas eu besoin de le médicaliser. La peur aurait été la même ou presque (perdre le contact, perdre le toit), mais il y aurait eu d’autres fous pour l’encourager. Là, une fois le container planté dans la terre, plus personne ne peut voir le héros en peinture. Et même son épouse dévouée, prête à tout pour faire la cuisine en toute circonstance (à la maison ou au bord de la mer, autant que dans les rêves de son mari), aura besoin, à un moment du film, de « faire quelque chose de normal » (manger un hamburger en ville). Et c’est bien de besoin qu’il s’agit : l’une veut un hamburger, l’autre veut un abri – qui est fou ? La folie n’est-elle pas le besoin qu’on a d’une chose quelle qu’elle soit ? Petit à petit, tout le monde se laisse attraper par le grand délire. L’épouse, dans la dernière scène, finit par dire un magnifique « okay » : okay, l’irréversible est là, tout le monde est fou, c’est bien comme ça, il n’y a plus de distinction entre le visible et la vision.
Le film est excellent à quelques détails près. On se serait volontiers passé du climax musical très grossier de la scène où il faut ouvrir une porte. On aurait même aimé que la musique, d’une façon générale, se calme un peu. Elle souligne chaque effet, appuie chaque émotion. C’est sans doute le propre du genre – mais au fait, de quel genre est ce film ? D’aucun, à mon avis, tant il s’affranchit, narrativement du moins, de tout cliché. On ne sent pourtant pas, dans la mise en scène, de personnalité encore très affirmée. Le cinéaste fait tout très bien, mais n’avance rien, tente peu, ne prend pas de risque. Il se concentre sur le jeu des comédiens (Michael Shannon est exceptionnel dans son unique scène de prédication notamment, rejoignant la démesure d’un Daniel Day Lewis bien dirigé), sur la façon toujours décalée qu’ont les répliques de survenir à l’écran, sur une manière de faire entendre sous les mots la pression d’un monde dément… Travail plus théâtral que cinématographique. Malgré tout, dans l’écart entre le son et l’image, le film trouve une certaine grâce : cette scène où le héros, surplombé d’un ciel azur, entend un invraisemblable tonnerre, est particulièrement forte et singulière – peut-être parce qu’elle est ouvertement conçue sur le mode de l’illusion théâtrale. Il manque au film quelques moments de cette puissance pour qu’on puisse parier durablement sur Jeff Nichols. Même si cette porte métallique posée sur un morceau de pelouse est une image déjà très forte, très prégnante. Sur quoi ouvre-t-elle, se demande-t-on, sur quels abîmes, quels arcanes secrets ? On pense alors à ce qu’ont dit les Amérindiens lorsqu’ils ont vu la nouvelle civilisation débarquer : comment peut-on creuser la Terre ? Quelle est cette civilisation qui ne cesse d’enfouir ?
2 commentaires:
Bonjour, merci pour ce bel article. C'est amusant je me suis aussi arrêté aux détails que vous décrivez (avec l'enclos du chien, le travail, la maison, l'idée des frontières formées d'un côté, brouillées de l'autre), et pourtant j'ai l'impression que nous avons vu deux films différent.
Notamment, je ne trouve pas que le côté fou ou aliénant du quotidien soit tant que ça décrit ou souligné. La petite vie de Curtis, sa femme, son pote du boulot, sa petite fille, tout ça n'est pas donné comme mesquin dans le film.
Et en même temps qu'un film sur la folie, il me semble au contraire que Take Shelter est un grand film d'amour. L'amour, c'est-à-dire, comme au cinéma, la célébration d'un partage du regard (c'est vraiment comme ça que j'interprète le "okay" final et l'acquiescement de Curtis).
Mais en y repensant, votre article ne dit pas forcément autre chose, avec cette excellente formule :
"C’est moins la folie envahissant le réel, que le réel s’immisçant dans ce petit monde fou qu’on cloisonnait"
Vous avez raison, ce n'est pas mesquin, il y a je crois une vraie amitié entre les deux collègues de travail, et un grand amour unissant le mari et sa femme. Il n'empêche que les structures de cette amitié et de cet amour sont écrasantes, pas du tout adaptées à de tels flux délirants.
Et je ne suis pas sûr qu'il y ait un si grand écart entre amour et folie : l'amour, dans ce film, est peut-être ce qui permet à la folie de se généraliser.
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