Des êtres humains s'échangent des boîtes d'allumettes - c'est la belle idée (à la fois métaphorique, plastique, et scénaristique - à la fois le fond, la surface et le flux) du nouveau film de Jim Jarmusch, cinéaste qui m'avait toujours paru un peu avare (jusqu'au grand creux de Coffee and Cigarettes et Broken Flowers), et qui avance ici plus à nu qu'à l'accoutumée, avec des choses à dire (quelque part entre Inland, Visage et La religieuse portugaise - entre les frontières et les traces, l'art, et l'existence).
Un film qu'on parcourt comme un rêve, et qui se donne, lisible, fait de suites, de répétitions, d'harmonies et de signes. Un rêve - ou un jeu de piste.
Les boîtes d'allumettes sont le motif et le moteur du film : il y a un plaisir à les traquer (le suspense repose sur le moment où elles sortiront de la poche de la personne rencontrée - avant la parole, pendant, ou après ?), car on sait que chacune détient un visage, lequel détient un indice pour trouver un autre visage. Pas d'accumulation (au contraire de Broken Flowers, collier de perles dépressif), mais un passage. Du temps : un luxe ! On ne garde pas les boîtes - collectionneur sans preuve.
On chemine ainsi, de rencontres en rencontres, ponctuées par les leitmotivs d'un être : Isaach de Bankolé, impérial, entre son taïchi et ses deux cafés dans des tasses séparées. Pas grand chose, des liens minuscules mais puissants, des conditions posées au fait de rester vivant.
On pourrait être dans l'anodin - ou du moins se tenir à la surface insignifiante (quoique criblée de signes - mais ces signes sont vides) du film - on sait qu'on n'y est pas : le rêve ouvre sur la révolte. De cette communauté d'humains aux boîtes d'allumettes et aux passions distinctes (l'un se passionne pour la musique, l'autre pour les molécules...), s'échappe le parfum d'une insurrection, les premiers sursauts d'un monde souterrain. Jarmusch imagine une Commune éparpillée, non grégaire - une Commune invisible, non identifiable, non repérable.
Isaach de Bankolé, pour reprendre l'expression de La route, "porte le feu". Il n'est pas le marchand de sable - on voit difficilement les personnages s'éteindre après son passage. Au contraire, c'est quand ils disparaissent qu'ils existent enfin, ramifiant un mouvement plus grand qu'eux. Ils ne sont pas les rêveurs, ils sont les agents du rêve, ceux qui attendent dans un coin de nuit pour brouiller les pistes et agiter les images.
Et sans doute Jarmusch parle-t-il de l'artiste (lui qui n'a jamais rien eu d'autre à dire, au fond - qui aurait pu aussi bien ne rien faire) - en tout cas il filme l'art, les tableaux, la musique, la vision et l'écoute, et leur répercussion sur l'existence. Si Isaach de Bankolé reçoit pour indice le mot "violon", il ira d'abord l'observer au musée, représenté, avant de le découvrir dans la ville, animé, comme s'il sortait du tableau, comme si tout était toujours sorti de tableaux et de rien d'autre, et que les tableaux étaient nés des mots qui n'avaient pas d'objet. The limits of control est presque un film 68ard, où l'imagination est au pouvoir, où l'homme a renversé les instances divines.
Il y a un personnage magnifique dans le film, celui joué par Tilda Swinton, passionnée par le vieux cinéma, parce qu'elle veut savoir comment les gens fumaient il y a cinquante ou cent ans, comment ils s'asseyaient, de quoi ils avaient l'air lorsqu'ils ne faisaient rien. Elle apparaît plus tard sur une affiche de film, avec ce même parapluie transparent, ces mêmes pavés sous ses pieds, cette même façon de dire au revoir - mais des chats noirs planent dans le ciel menaçant. On ne se dit jamais que le personnage a inspiré l'affiche, on se dit plutôt que le personnage est redevenu affiche après en être sorti pour un temps très bref. C'est une rencontre, parmi toutes celles que Jarmusch nous propose - un instant gracieux échappant à la logique du temps et du réel, de ce que l'on considère comme étant le réel et qui n'est autre qu'une dictature insidieuse, contre laquelle lutte Isaach le samouraï.
Il y a une image dont je me souviendrai toute ma vie (mais tous les plans du film sont superbes) : une petite boule de papier tenue sur la paume d'une main, devant la vitre d'un train où défile un paysage de montagnes. C'est une montagne de plus, c'est la fixité contre la vitesse, c'est une façon de brouillonner l'univers, c'est le premier geste de l'art, comme une peinture rupestre. Jarmusch écoute l'homme répondre au monde, et le monde s'affoler devant tant de beauté.
Un film qu'on parcourt comme un rêve, et qui se donne, lisible, fait de suites, de répétitions, d'harmonies et de signes. Un rêve - ou un jeu de piste.
Les boîtes d'allumettes sont le motif et le moteur du film : il y a un plaisir à les traquer (le suspense repose sur le moment où elles sortiront de la poche de la personne rencontrée - avant la parole, pendant, ou après ?), car on sait que chacune détient un visage, lequel détient un indice pour trouver un autre visage. Pas d'accumulation (au contraire de Broken Flowers, collier de perles dépressif), mais un passage. Du temps : un luxe ! On ne garde pas les boîtes - collectionneur sans preuve.
On chemine ainsi, de rencontres en rencontres, ponctuées par les leitmotivs d'un être : Isaach de Bankolé, impérial, entre son taïchi et ses deux cafés dans des tasses séparées. Pas grand chose, des liens minuscules mais puissants, des conditions posées au fait de rester vivant.
On pourrait être dans l'anodin - ou du moins se tenir à la surface insignifiante (quoique criblée de signes - mais ces signes sont vides) du film - on sait qu'on n'y est pas : le rêve ouvre sur la révolte. De cette communauté d'humains aux boîtes d'allumettes et aux passions distinctes (l'un se passionne pour la musique, l'autre pour les molécules...), s'échappe le parfum d'une insurrection, les premiers sursauts d'un monde souterrain. Jarmusch imagine une Commune éparpillée, non grégaire - une Commune invisible, non identifiable, non repérable.
Isaach de Bankolé, pour reprendre l'expression de La route, "porte le feu". Il n'est pas le marchand de sable - on voit difficilement les personnages s'éteindre après son passage. Au contraire, c'est quand ils disparaissent qu'ils existent enfin, ramifiant un mouvement plus grand qu'eux. Ils ne sont pas les rêveurs, ils sont les agents du rêve, ceux qui attendent dans un coin de nuit pour brouiller les pistes et agiter les images.
Et sans doute Jarmusch parle-t-il de l'artiste (lui qui n'a jamais rien eu d'autre à dire, au fond - qui aurait pu aussi bien ne rien faire) - en tout cas il filme l'art, les tableaux, la musique, la vision et l'écoute, et leur répercussion sur l'existence. Si Isaach de Bankolé reçoit pour indice le mot "violon", il ira d'abord l'observer au musée, représenté, avant de le découvrir dans la ville, animé, comme s'il sortait du tableau, comme si tout était toujours sorti de tableaux et de rien d'autre, et que les tableaux étaient nés des mots qui n'avaient pas d'objet. The limits of control est presque un film 68ard, où l'imagination est au pouvoir, où l'homme a renversé les instances divines.
Il y a un personnage magnifique dans le film, celui joué par Tilda Swinton, passionnée par le vieux cinéma, parce qu'elle veut savoir comment les gens fumaient il y a cinquante ou cent ans, comment ils s'asseyaient, de quoi ils avaient l'air lorsqu'ils ne faisaient rien. Elle apparaît plus tard sur une affiche de film, avec ce même parapluie transparent, ces mêmes pavés sous ses pieds, cette même façon de dire au revoir - mais des chats noirs planent dans le ciel menaçant. On ne se dit jamais que le personnage a inspiré l'affiche, on se dit plutôt que le personnage est redevenu affiche après en être sorti pour un temps très bref. C'est une rencontre, parmi toutes celles que Jarmusch nous propose - un instant gracieux échappant à la logique du temps et du réel, de ce que l'on considère comme étant le réel et qui n'est autre qu'une dictature insidieuse, contre laquelle lutte Isaach le samouraï.
Il y a une image dont je me souviendrai toute ma vie (mais tous les plans du film sont superbes) : une petite boule de papier tenue sur la paume d'une main, devant la vitre d'un train où défile un paysage de montagnes. C'est une montagne de plus, c'est la fixité contre la vitesse, c'est une façon de brouillonner l'univers, c'est le premier geste de l'art, comme une peinture rupestre. Jarmusch écoute l'homme répondre au monde, et le monde s'affoler devant tant de beauté.
2 commentaires:
une des plus belles critiques que j'ai pu lire de ce film. Merci. J'aurais eu quelquechose de plus à dire au sujet des deux tasses, un questionnement répétitif qui m'emmène vers la question du double, de l'altérité, du passage entre les mondes différents....
merci beaucoup. plus j'y pense, plus j'aime ce film.
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