D’abord, dire le plaisir d’entendre Godard parler à nouveau (enfin !). Je me souviens, c’était il y a quelques années, dix ans, peut-être quinze, mes parents avaient acheté une télévision, et je l’avais vu invité chez Claire Chazal au journal télévisé pendant le festival de Cannes. C’était un moment étrange, très désaccordé, mais d’une beauté que la télévision ne quête plus aujourd’hui (au mieux, la télévision cherche un fou rire, un présentateur qui rate une marche, ou Fabrice Luchini). Cela correspond à peu près avec la mort de Deleuze. Aujourd’hui, Godard est relégué aux oubliettes, la sortie de ses films ne sont plus des événements, il n’énerve plus personne, il ne fait plus parler – simplement, on l’ignore : on l’a rangé dans la catégorie artiste, fin de l’histoire.
Et c’est bien cela qui émeut à la fin des Morceaux. Au moment de l’exposition Godard à Pompidou, nulle part on n’a traité le ratage autrement que sur le mode du scandale. Nulle part je n’ai pu lire ou entendre une version des faits un peu différente que celle du caprice de l’excentrique. Et pourtant, ce que Fleischer nous montre est tout autre : un artiste au travail, avec un vrai projet, des idées qui auraient pu être belles, mais qui ont été refusées (il faudrait en savoir plus sur ce refus institutionnel, sa nature, ses termes précis, mais là, évidemment, on a la version de Godard, et on s'y cantonne). Aussi, quand le cinéaste évoque, les larmes aux yeux, ses amis imaginaires, mathématiciens reconnus après leur mort, ce n’est pas une façon de jouer au poète maudit, mais de parler du monde, de sa violence, de cette violence très actuelle qui l’anime jusqu’aux sphères artistiques. Godard vient d’un autre temps. Tout mythe qu’il se sache être, il propose au journaliste l’interviewant d’aller boire un café après le travail (de la même manière, Deneuve est dans l’annuaire). Un temps où Paris était un lieu d’échanges, d’émulation, de délires multiples et partagés. Aujourd’hui, plus rien, le silence, la réclusion, la promesse de l’oubli.
Entendre cet homme parler est donc aussi précieux qu’entendre Agnès Varda, même s’il ment parfois pour arranger sa pensée (‘Null’ en allemand signifie ‘zéro’, lequel est sémantiquement distinct de l’adjectif ‘nul’ ; et ‘campione’ ne signifie pas ‘champion’ mais ‘échantillon’), même s’il est souvent très fier de ses blagues (et surtout lorsqu’il côtoie Labarthe), même s’il joue aussi au vieux (sa haine du dispositif, toute relative quand on a vu certains de ses films). Sa parole est malgré tout parsemée de fulgurances, de clairvoyances heureuses (le travelling d’Akerman, la pomme de Téchiné), et les idées s’épanouissent au fur et à mesure (ce qu’il dit à l’étudiant qui a réalisé une œuvre autour d’une machine à coudre est à la fois splendide en soi et très généreux dans l’échange), portées par un humour unique (un humour de langage).
Sinon, Fleischer ne se fatigue pas beaucoup. Il semble, au contraire de Godard, poser une limite très nette entre documentaire et fiction (mais sans la rigueur de Claire Parné filmant Deleuze pour l’Abécédaire), et livre un film esthétiquement ingrat (genre Michael Moore), narrativement lâche, parsemé d’éclats (le regard de Huillet sur Straub, quand Godard parle des couples qui durent, est magnifique).
Quelques temps morts, quelques temps gracieux – ce n’est pas indispensable, mais ça donne matière à penser, et c’est une chance de retrouver toujours bien présent un disparu.
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