jeudi 31 mars 2011

Cinéma du réel, jour 7 : Il futuro del mondo passa da qui, Kinder, Out of the present, Madame Jean, I cani abbaiano & Exercices de disparition

Aujourd'hui, j'ai vu ce qui m'a semblé être 75 films, j'ai les yeux qui saignent et pas grand-chose à dire, mais ça quand même :

Il futuro del mondo passa da qui, de Andrea Deaglio

Aux abords d'une grande ville, il y a un pont qui surplombe un fleuve. Andrea Deaglio passe sur ce pont, prend une photographie, revient. Il revient, et il décide d'aller voir sous ce pont, sur les rives de ce fleuve, ce qu'il y a à voir là. Et ce qu'il y a à voir, ce ne sont pas des arbres ou des oiseaux, ce sont des gens. Ils vivent là. Des jardins potagers, des maisons de fortune, un grand moulin en ruines où circulent quelques camés. Des gens s'occupent de ce lieu, l'habitent depuis près de trente ans, et, sans eux, vu du pont, ce ne serait pas si beau, ce serait une décharge.
Certains se sont organisés, ont reconstruit clôtures, jardins, portails, ont cultivé cette terre qui selon eux leur appartient désormais. Le paysage photographié révèle une vie filmée. Et cette vie est peu dite. Les paroles sont rares. Quand elles viennent, aucune voix ne les porte : elles s'inscrivent sur fond noir, donnant ainsi valeur de fictions aux histoires. C'est un choix curieux, mais c'est le choix de Andrea Deaglio, qui, avec ce film, montre une ville aux confins de la ville, une ville qui remplace celle qu'on connaît.


Kinder, de Bettina Büttner

Avec ce film, on n'est pas là pour rigoler. Ceux qui rigolent, ce sont les enfants, hilares, hurlant de rire lorsqu'ils miment pour la caméra l'acte sexuel en chantant sexy sexy lady. C'est cru, c'est violent, c'est une violence dont ne saisit pas encore la portée.
Kinder est cru dès les premières minutes. Deux enfants dressent la liste des armes qu'ils connaissent, jusqu'à épuisement. Mais l'un d'eux se souvient alors d'une arme incroyable, d'une arme qui le fait rougir de plaisir : la chambre à gaz. Il raconte ça avec une passion qui nous ébranle. On ne sait pas s'il fait le malin, s'il cherche à nous terroriser, ou s'il ne comprend rien et comprendra peut-être un jour. On ne sait pas si la réalisatrice filme ça pour eux, pour elle-même, ou pour nous. Pour enregistrer sans tricher l'étape de la vie de quelques enfants, par fascination pour leur cruauté innocente, ou pour que le public s'indigne. Le noir et blanc est beau, il découpe tout, il fait penser à celui du dernier Haneke, Le ruban blanc, sans les chichis de celui-ci.
On finit par comprendre. Ces enfants sont dans un foyer. L'un d'eux rentre, avec sa soeur, auprès de sa mère. Sur le balcon, il saccage tout, piétine le linge, jette les plantes vertes, et se met à pleurer lorsque sa mère tente de l'en empêcher. Elle veut savoir pourquoi il est en colère. "Tu sais bien", dit-il. Il y a eu là un drame, une catastrophe, quelque chose qui ne s'est pas apaisé dans la mémoire de l'enfant. On ne nous expliquera rien de ce drame. Mais on saura qu'il existe. Alors on verra autrement ces enfants jouer à s'arracher les tripes, à se tuer, à se traîner sur les carrelages, à faire l'amour avec leur polochon. Des enfants, ils n'en sont plus, ils ne peuvent plus en être, l'enfance les a quittés, mais ils y sont tenus de force. Et dans ces cadres et codes stricts de l'enfance, ils se débattent comme ils peuvent.
Ce qui marque, choque, questionne, c'est l'absence totale d'intervention de la cinéaste face aux délires morbides des enfants. Elle ne leur adresse aucune parole, elle ne les empêche pas de nous montrer leurs fesses, elle ne les arrête pas lorsqu'ils deviennent violents. Elle les filme et c'est tout. Son cinéma n'éduque pas. Son cinéma témoigne d'une douleur et témoigne jusqu'au bout. La pudeur vient de ce qu'on ne saura jamais rien de plus que ce qui nous sera montré. Le cinéma de Bettina Büttner n'a rien à voir avec la télé-réalité, où l'on résout toutes les peines par des aveux, à la manière des tribunaux ou des gendarmeries.

Out of the present, de Andrei Ujica, 1995

Out of the present, c'est l'histoire de l'effondrement du bloc soviétique vue de l'espace.
En 1991, on envoie sur Mir le cosmonaute Sergei Krikalev. L'URSS se désintègre, Leningrad, sa ville natale, devient Saint-Pétersbourg, Gorbatchev est supplanté par Boris Elstine, et entretemps un certain Guennadi Ianaiev a monté un putsch retentissant. La mission de Krikalev dure dix mois de plus que prévu : mission d'ignorance.
Les images que nous voyons sont celles tournées par les cosmonautes sur la station Mir. Superbes, s'amusant toujours de l'absence de gravité, des corps qui flottent et entrent dans le cadre par surprise, des liquides qui ne tombent pas du côté où on les attend, des allumettes qui brûlent avec des flammes en forme d'étoiles. On voit leur amitié, leur solidarité dans l'attente, leur éclat de rire au moment de composer une vidéo officielle où ils doivent annoncer tout le bien qu'ils pensent de l'entrée en bourse de quelque chose les concernant.
Ils ne voient rien, ils ne savent rien. Les journalistes leur demandent ce qu'ils pensent des changements sur Terre : ils n'osent pas vraiment répondre, ils n'ont peut-être rien à répondre. Eux, ce qu'ils voient, ce sont deux mers à la fois, le soleil illuminer la Terre, le Kamachatka dans son entièreté, et les nuages rasant le globe. Rien de plus.
Avec ces images, la fin du communisme prend une allure cosmique, que le cosmos annule, ou du moins atténue. L'absence de gravité des corps est égale à l'absence de gravité des regards. Mais au retour, lorsque Sergei Krikalev est extrait de sa capsule et se remet à marcher, le poids revient soudain, et tout ce qu'il n'a pas vu le fait crouler. Il titube jusqu'à une tasse de thé. Il dort sur la banquette d'un avion le ramenant chez lui. Mais qu'est-ce que c'est, chez lui ? Il ne le sait pas encore.

Madame Jean, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil

Le terroir est devenu un poncif du cinéma d'aujourd'hui. Beaucoup de cinéastes s'en emparent et continuent à faire du cinéma. D'autres se contentent de faire du terroir. Madame Jean est entre les deux.
On y entend Marie-Hélène Lafon, écrivain, converser avec Madame Jean autour du temps passé, de leurs souvenirs communs. L'enthousiasme suscité par la vieille dame chez l'écrivain est un peu trop guindé pour être honnête, ou du moins trop naïf : on pense, en voyant Marie-Hélène Lafon s'inquiéter d'une recette, à Bouvard et Pécuchet. Mais les cinéastes ne font rien de cette matière comique. Le ton de leur film est complaisant, nostalgique, et manque d'acidité.
Ce qui est cinématographique, c'est le parti-pris : le film sera un long dialogue, rarement coupé, entre les deux femmes, et ne sera que ça. Long dialogue rythmé par le bruit incessant des voitures passant sur la route où autrefois les poules picoraient.

I cani abbaiano, de Michele Pennetta

Que voit-on ?
D'abord, des habitations abandonnées comme précipitamment. Tous les objets qu'on emporte avec soi sont restés, les peluches, les photographies, les draps. Les murs sont lézardés, certains sont couverts d'inscriptions. On dirait un quartier dévasté par la peste. Mais c'est une ville entière qui a été abandonnée.
Dans cette ville, deux hommes, deux gardiens. Ils font du feu, caressent les chiens, écrivent des poèmes sur les murs, dorment dans une voiture. On comprend peu à peu que ces deux hommes n'ont pas voulu quitter le village après le tremblement de terre. Et que c'est donc un tremblement de terre qui a chassé tous les habitants. Mais pourquoi ne sont-ils pas revenus ?
On voit pourquoi. De l'autre côté de la vallée, dans la forêt, quatre barres d'immeuble flambant neuves ont poussé. Ils sont là, relogés là, tandis que la ville est à l'abandon.
Et l'un des deux hommes qui restent est un roi poète, qui écrit sur le mur de la chambre de ses enfants : "un miroir face à un autre miroir, qu'est-ce que c'est ?" Qu'est-ce qu'une ville face à une autre ? Pourquoi le village n'a-t-il pas été reconstruit ? Où vivre alors, entre le passé impossible et l'avenir indésirable ?
L'autre homme est un troubadour sans voyage, coincé là, chantant pour nous torse nu sur la place du village déserte. Ils ne se parlent pas. Ils règnent sur la ville, chacun à leur façon.

Exercices de disparition, de Claudio Pazienza

Le cinéaste a perdu sa mère et se demande ce qu'est le deuil. Comme il ne comprend pas ce mot, son film l'invente. Et pour ce faire, Claudio Pazienza invite son ami Jacques Sojcher, philosophe, à l'accompagner dans ses voyages autour du monde en quête d'un deuil digne de ce nom, ou d'un nom digne de deuil.
C'est un film fait de petites choses, de conversations, de flacons où l'on collecte la pluie et qu'on date, de numéros de claquettes approximatifs et charmants, de travaux de couture, d'un cercueil en forme de poisson dans lequel 4 hommes noirs enferment le philosophe, et de descriptions au micro des paysages traversés par les deux amis. La couture est sans doute le motif du film, qui voit un élément apparaître brièvement avant qu'il ne soit flouté, élément conduisant à un autre sans qu'on s'y attende. Le cinéaste crée, par les voyages dont son film artisanal est émaillé, des surprises. On est habitué à l'économie d'un certain cinéma ancré. Celui-ci divague, et se paie le luxe d'être international : chinois, zaïrois, belge. D'un pays à l'autre, avec toujours la même question, avec l'envie de voir réapparaître le visage d'une mère, avec le désir que les mots remplacent ce visage, et finalement ce sont d'autres images, silencieuses, qui font le deuil, qui le recréent.
On regrettera un certain systématisme dans l'utilisation de la musique et des flous - mais Claudio Pazienza semble être un cinéaste à suivre.

mardi 29 mars 2011

Cinéma du réel, jour 6 : Voir ce que devient l'ombre, Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu & Les champs brûlants de Libert & Canapa

Voir ce que devient l'ombre, de Matthieu Chatellier

Pour les documentaires-portraits, plus la personne portraitisée est âgée, moins le documentariste dirige son film. Avec les années, les humains élaborent des stratégies d'évitement invraisemblablement performantes, qui font d'eux des tyrans en puissance. Matthieu Chatellier prend donc un risque d'asservissement très fort en filmant non pas un vieux, mais deux. Et pas des moindres : Cécile Reims et Fred Deux, un couple d'artistes octogénaires. Leur deux rythmes s'imposent au cinéaste, qui, au mieux les suit, au pire les attend : elle, dans l'insistance bornée, lui, dans cette mélancolie qui va jusqu'à l'effacement, jusqu'à l'envie de mourir. Et si le film est réussi, c’est parce que la cinéaste va au bout de cet asservissement volontaire et passionné.

Fred Deux et Cécile Reims sont d'autant plus les maîtres du film qu'ils sont des artistes relativement célèbres, en tout cas pas sortis de l'oubli in extremis par Matthieu Chatellier. Ce qu'ils font là, en acceptant d'être filmés, a une valeur ouvertement testamentaire. D'ailleurs, ils sont en train de léguer lettres, livres, oeuvres de jeunesse et inédits, avant de mourir, pour que tout soit conservé, pour que tout leur survive. Ce film sera une trace de leur activité.

Le duo est impressionnant, même si c'est plus souvent leur histoire que nous entendons que leur intimité qui transparaît. Impressionnant dans les différences qui se dessinent entre eux, notamment en ce qui concerne leur rapport au monde. L'un, exalté, se relevant la nuit pour voir la lune, l'autre suivant parfois, épouvantée par ces trucs qui ne cessent de tourner dans le ciel, sans que personne ne puisse dire pourquoi et vers où. Bizarrement, c'est le plus exalté des deux qui a le plus envie de mourir, de tout brûler, et d'en finir. Et c'est la plus ombrageuse qui dirige l'enlèvement des oeuvres et leur conservation post-mortem.

La fin donne une idée de l'emprise exercée par les deux artistes sur le cinéaste. Chatellier, sortant de chez eux, prend la route, décide de ne pas rentrer pas chez lui, roule toute la nuit, jusqu'à l'aube, pour voir le soleil se lever sur Laloux, une ville en montagne où le couple a vécu, et où pour eux tout a commencé. De cinéaste soumis, il devient cinéaste carrément guidé, poussé bien plus loin que prévu. Cette fin est ce que Chatellier pouvait offrir de mieux à son film : finir par une aube, finir par où tout a commencé, et, d'une certaine manière, rendre aux artistes ces images, qui leur reviennent puisque leur art y est né.

Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu, de Mehdi Benallal

Quatre personnes racontent leur rêve. Entre chaque rêve, les images d'un pont.

Le principe est littéraire, aussi symbolique que dans la littérature onirique. Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu, avec son titre inspiré des surréalistes, est une rêverie sur les rêves, opposant la durée d'une parole à la durée d'une vision. Dans la vision, rien que de l'insoupçonnable. Dans la parole, l'insoupçonné. Mais tout remue, et le temps qui passe entre les rêves, autour de ce pont, est un temps plein d'interrogations : vers où glisse-t-on ?

Il y a en hors-champ et hors-temps de ce film, une nuit, de laquelle quatre personnes sont revenues avec des récits chargés de vie et d'expériences, des récits de héros. Cette nuit mythique, préhistorique, qui semble les avoir façonnées pour les placer là, devant une caméra, et témoigner de leur épopée.

Le film termine sur cette phrase : "achetons des patins, il faudra bien traverser ces lacs pour aller au cinéma". Car c'est d'un hommage qu'il s'agit, hommage aux nuits et aux films, hommage aux secrets.

Les champs brûlants, de Catherine Libert et Stefano Canapa

Le plus beau des films vus jusqu'à présent.

Les champs brûlants est l'histoire d'un film pas fait, pas encore, et qui ne se fera peut-être jamais. Beppe Gaudino et Isabella Sandri, un couple de cinéastes indépendants que le critique italien Enrico Ghezzi, présentateur des nuits de la RaiTre, nomme Gaundri, ont écrit un film sur Pompéi. Ghezzi l'a lu malgré lui - il n'aime pas lire les scénarios, et ça se comprend, un scénario, c'est une splendeur promise, mais il sait bien qu'en Italie les films ne se font plus, ou rarement, par charité, et les promesses de splendeur sont rarement tenues. Sandri et Gaudino, depuis quinze ans, tentent de faire ce film, sans succès. Un producteur s'était lancé dans l'aventure, mais, cinq jours avant le début du tournage, annonce aux réalisateurs qu'il a fait faillite. Depuis, plus rien.

Catherine Libert et Stefano Canapa suivent Ghezzi et les deux cinéastes, dans Rome puis sur une île de Naples dévastée par un tremblement de terre. Mais ils ne se contentent pas de les suivre. Ils s'essaient à faire le cinéma de Gaundri. Leur cinéma qu'on ne voit pas, on le voit là, dans le film de Libert et Canapa. Il transparaît, il s'y diffuse, sous forme de légende, de ce qui peut encore être donné à voir quand tout s'est effondré.

On se rend compte, au générique, que trois extraits de films de Gaudino et Sandri se sont glissés dans le documentaire. Bien sûr, on peut deviner lesquels (un mouvement de grue, difficilement imaginable dans l'économie du documentaire ; un format de projection différent, soudain, dans l'harmonie du film). Mais si on est surpris, c'est de se rendre compte que Gaudino et Sandri existent vraiment, qu'ils ont vraiment fait des films, que tout ça n'était pas une pure invention. Il y a une telle adéquation entre le travail de Libert et Canapa (qu'on nommera difficilement Canabert, plutôt Libapa), et celui des Gaundri, que celui des Gaundri au fond nous importe peu. Ou disons plutôt qu’il ne nous manque pas. Le travail des Gaundri survit par celui des Libapa (même si maintenant, on rêve de voir les films des Gaundri - Animali che attraversano la strada, Giro di lune tra terra i mare, souvent cités, éveillent notre curiosité).

Cette impression d'équilibre parfait entre la force d’un sujet et la force d’un film vient peut-être du travail plastique, passionnant, des Libapa. Le film est tourné en pellicule, sans doute de vieilles pellicules, parfois noir et blanc, parfois en couleurs, qui nous font croire à des images d'archive. Mais nul masque n'est porté sur l'évidente contemporanéité du paysage : on est en 2010, et on le sait. On est en 2010, et pourtant, on voit 2010 comme 1970. Comme si, en Italie, le temps s'était arrêté. Le temps de la création, disons, car tous les autres temps ont évolué. Mais le cinéma est resté là, sur la touche, plus fait, plus faisable, oublié.

Quand Gaudino parle de son indépendance, il parle d'une lutte constante, et il parle du temps. Du temps comme plaie et comme privilège. Son cinéma est un cinéma des ruines, dixit Ghezzi, un cinéma auscultant le délabrement et ce qui en surgit. Comme dans cette escapade sur une île interdite, Pozzuoli, où les Libapa conduisent les Gaundri en bateau, franchissent les palissades, et regardent la ville désertée, perchée au milieu de la mer, où les façades modernes abattues laissent entrevoir les façades antiques délabrées. D'une ruine à l'autre. L'abandon n'en finit plus. Cette séquence est plus que miraculeuse : elle conjugue la joie d'une aventure interdite à l'imagination d'un film impossible à faire. Cette séquence devient le film à faire, devient le film de Gaundri rendu possible. (Sans toutefois le remplacer, car il y a dans cette escapade une forme de générosité : comme l'envie de donner à voir à deux cinéastes en panne ce que leur film pourrait être, pour leur redonner du courage. Le documentaire accompagne. Et annonce leur retour.)

Le travail esthétique extraordinaire des Libapa parle justement de ces ruines et de ces espaces qu'on traverse parce qu'on ne les supporte plus. Chaque séquence est un essai à partir de ce qu'on entend du travail des Gaundri par eux-mêmes et par Ghezzi. Et chaque essai éblouit : des bateaux se décomposent devant nous en quelques secondes, le long couloir d'une cité romaine est envahie par un ballet de présences rageuses, une île disparaît dans une matière jaune qui relève moins du soleil que de la bile. Essais sur la persistance des formes du passé dans les ruines du présent, essais sur le temps qui enfouit mais ne parvient jamais à effacer complètement.

L'île interdite de Pozzuoli est, selon Gaudino, "une mémoire qui n'a pas valeur de mémoire", c'est-à-dire une mémoire qui n'est pas reconnue comme telle. Pourquoi cette île est-elle interdite, alors que tant de passé y surgit ? Pourquoi, sinon par déni ? La question que pose cette île est semblable à celle que posent les Libapa : pourquoi le film des Gaundri est-il proscrit, si ce n'est pas déni ? Filmer les Gaundri, comme filmer l’île Pozzuoli, c'est filmer un mythe qui n'en est pas encore un, et transformer aussitôt ce mythe en légende, en ce qui peut se transmettre.

Les champs brûlants n'est donc pas seulement un hommage ou un documentaire sur des artistes méconnus, ni même une leçon orale de cinéma, mais c'est aussi un film qui vaut pour tous les autres, qui relève tous les autres de l'oubli auquel ils sont tenus.

Les Libapa ont entrepris de réaliser une série de dix films, nommée Chemins de traverse, sur le cinéma indépendant italien. Espérons que les prochains se fassent et nous parviennent.

Cinéma du réel, jour 5 : La pluie et le beau temps, de Ariane Doublet

On s'en veut de rater des films, mais on en rate forcément. On s'en veut parce qu'on a l'impression de passer à côté du film qui nous permettrait de nous dire, c'est bon, tu as vu l'essentiel, tu peux rentrer chez toi, faire autre chose, vivre à partir de ça. Mais l'essentiel, dans un festival de cette ampleur, est nécessairement tenu secret. On me parle d'Andrej Ujica - je ne verrai aucun film de ce cinéaste. Mon programme est précis, rigide, je ne peux pas transiger, j'ai choisi d'autres cycles et je m'y tiens, même si j'ai oublié pourquoi, même si certains des films me déçoivent (et certains me déçoivent d'avance, mais je n'ai pas peur d'être déçu).

Si on cherche le grand film, le film qui terrasse tous les autres, comme l'année dernière Les films rêvés de Eric Pauwels, on formule en vérité un voeu inavouable : abolir le festival, se débarrasser de la multitude des films présentés par la vision d'un seul les supplantant. Comme à la fin d'une année les listes des dix meilleurs films - on se dit, finalement, 2002, c'était ça, et on a passé toute l'année au cinéma pour voir ces dix films-là.

Il y a toujours un espoir en entrant dans les salles du centre Pompidou : qu'après cette séance, tout s'arrête. Qu'on n'ait plus besoin de revenir. Que le film polynésien projeté le dimanche à 10h du matin n'ait soudain plus aucune espèce d'importance. Qu'un film dise tout, et dise stop.

Un festival est une fête de drogués, malheureux s'ils ne peuvent voir que trois films par jour, et anxieux à la fin de la journée d'avoir manqué le film ultime qui passait dans une autre salle. Tout ce qui n'est pas 'voir un film', pendant le festival, est honni. Répondre au téléphone, acheter des croquettes pour le chat, s'alimenter soi-même, dormir, travailler. Tout ce qui nous coupe de ce besoin de baigner dans l'immatérialité des images projetées. (Il n'y a guère qu'arroser les plantes qui peut distraire - c'est le printemps, et si on les regarde le matin avant de partir, et si on compare avec ce qu'on en voit le soir, on observe une nette différence, un épanouissement. Mais peut-être attribue-t-on cet épanouissement des plantes au fait que nous passons dix heures par jour dans des salles de cinéma.)

Les films sont d'horizons variés, comme on dit : autrichiens, italiens, chinois, etcetera. Et ce ne sont pas les pays que l'on cherche, mais le monde dans sa globalité. Le festival du Cinéma du Réel est une Internationale à peine dissimulée. Et le film manquant, manqué, ou volontairement ignoré, est peut-être celui qui viendrait résoudre une bonne fois pour toutes cette fragmentation du monde en pays. Mais ce film n'existe pas toujours. Le monothéisme du festivalier prend un sacré coup sur la nuque.

Quand le grand film échappe, c'est la dispersion des petits, leur étoilement, qui dessine un cosmos où circuler librement. Les regards ne se croisent pas en un point unique. Les points de jonction et de désaccord, multiples, multipliés par l'abondance des sources, étoilent un espace à la vastitude infiniment extensible. Et si le festivalier souffre, le festival a de l'avenir.

La pluie et le beau temps, de Ariane Doublet

Ariane Doublet, qui vit et filme, comme Pierre Creton, en pays de Caux, s'est intéressée à la culture du lin. Elle a demandé au cinéaste chinois Wen Hai de filmer pour elle le traitement de ce lin dans les usines textiles d'une province chinoise. En France les paysans, en Chine les ouvriers, ou du moins ce qu'ouvriers et paysans sont devenus, avec la mondialisation et la spéculation boursière.

Il y a une harmonie qui se crée entre ces deux régimes d'images, lesquels semblent toujours se répondre, toujours communiquer (même si leur communication relève de l'ignorance mutuelle, à la façon de ce plan, superbe, où l'industriel chinois, qui ne parle que chinois, rend visite à l'agriculteur français, qui ne parle que français, plan resserré sur eux, tandis que deux traducteurs, l'un du français à l'anglais, l'autre de l'anglais au chinois, hors-champ, manient, régulent, permettent, interprètent la conversation qui devrait avoir lieu). Et si le dialogue butte sur l'ignorance de la langue de l'autre, le geste sur la matière unit : même façon, pour l'inspectrice chinoise et l'exploitant français, de s'emparer des tresses de lin, de les juger, les soupeser, puis de les renouer. La technique est le seul langage viable.

Ainsi nous circulons, entre les grand champs d'un petit pays et les petits dortoirs d'un pays immense - quelque chose de la mondialisation se dit, là, dans cette conversation cinématographique entre deux lieux que la matière lin réunit et oppose. Et sans que le lieu ne soit jamais mentionné, le spectateur sait toujours où il est. Cela tient à la lumière, si particulière, du pays de Caux, et à celle, toujours un peu bleutée, grise, des provinces chinoise telles que le cinéma numérique la traduit. Car il y a, dans ce film à sujet, une attention particulière portée à l'esthétique, aux couleurs composant le plan. Le vert du champ de lin nous saute à la figure, le ciel bleu l'écrase, le menace.

Le film développe, incidemment, avec son titre, une théorie sur le hasard. D'un côté, les agriculteurs espérant que le temps soit clément pour le lin - et avec l'espoir vient la résignation, la fatalité des suppressions d'emploi, la participation à un système sur lequel ils ne peuvent exercer aucune forme de contrôle, et voué à l'effondrement. De l'autre, une réalisatrice, qui, filmant chez elle, crée les conditions d'un hasard heureux, d'un hasard créateur, n'ayant que faire de la pluie et du beau temps, puisqu'elle est là, de toute façon, et peut revenir le lendemain si le soleil est nécessaire au plan, et peut aussi filmer s'il pleut, pour voir ce que la pluie inattendue ajoute à son idée. Le hasard est à ses côtés, dans le cadre, dans le champ.

dimanche 27 mars 2011

Cinéma du réel, jour 4 : Scuolamedia, Coming attractions, Slow action, Elégie de Port-au-Prince & Fragments d'une révolution, film anonyme

Coming attractions, de Peter Tscherkassky

Le film, superbe, entreprend de révéler la négativité d'images publicitaires en les détournant. L'objet vendu n'est jamais montré, le but jamais atteint, les sourires se répètent jusqu'à l'épuisement de leur signification, et le cinéaste décadre peu à peu les plans, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que des images. Les visages sont emportés par la pellicule, découpés, fondus. Le cinéma semble être, pour Tscherkassky, plutôt qu'un lieu d'apparition (ou de visitation), un lieu de disparition. Et il en va de même avec les films plus intimistes.
Tout est histoire de magnétisme. Le cinéaste ne cesse d'inverser les polarités, proposant le négatif des images plutôt que leur éclat positif, comme si nous regardions le film par derrière, comme si Tscherkassky cherchait à nous détourner de la puissance des visages et des corps. Une manière, donc, de désorienter l'image, de lui faire perdre le Nord. Des attractions, on passe aux distractions. Le regard oscille entre le désir et la répudiation. L'image n'est plus que la matière d'une pensée, qui joue avec elle en la distordant, la démultipliant, l'inversant, ou la surimprimant à une autre.
Il y a une orchestration à la fois musicale et rythmique dans cet essai sophistiqué, répondant à un mouvement très secret, fascinant (ce qui fait de Tscherkassky un esthète bien plus passionnant que Guy Maddin, au cinéma lourd et atone, malgré son désir d'éclat). Peu à peu, on perçoit, en plus du magnétisme des images, leur musique. Jusqu'à une scène intitulée 2 minutes de cinéma pur où tous les morceaux des scènes précédentes sont rejoués à toute allure, de façon hachée, explosive, cosmique. Il n'y a plus d'attraction, il y a une mise sur orbite. Tscherkassky procède à une sorte de désarmement, de neutralisation d'un pouvoir trop grand.

Slow action, de Ben Rivers

4 îles, 4 études d'un futur déjà passé. Des images en noir et blanc et des images en couleurs se côtoient sans raison théorique. Les narrateurs nous font entendre 4 utopies, 4 modèles de civilisations ayant décliné, qu'elles soient hologrammique, sociale, démente ou révolutionnaire. La voix-off ne rejoint jamais vraiment l'image. Ce principe de décalage est intéressant, mais peut-être trop systématique. Il y a néanmoins de belles idées, des solutions plastiques simples et convaincantes (les masques de la dernière île), et c'est aussi l'occasion de voir une île japonaise près de Nagasaki complètement abandonnée, où la vie a été laissée en plan, malgré d'immenses efforts architecturaux de digues et de barres d'immeubles en béton (où le cinéaste s'amuse à nous faire croire qu'un seul homme a vécu, un fou ayant réalisé de "vains rêves géométriques"). La voix de la narratrice, avec son accent allemand masqué mais pas anglais pour autant, donne l'idée d'une langue du futur.


Scuolamedia, de Marco Santarelli

Un collège dans les Pouilles. La caméra n'en sort pas. A la manière d'un carnet de croquis, d'observations très brèves, presque furtives, c'est moins à l'analyse des mécanismes d'une institution que nous assistons, qu'au violent conflit entre vie privée et vie scolaire. L'école est la première tentative d'extraction de l'être humain hors de son milieu, hors de son enfance. Et cette extraction se révèle délicate, problématique. Aussi l'intime surgit-il violemment dans les couloirs anonymes de l'établissement, foulés par des centaines de baskets blanches.
Il y a malgré tout une sortie, une seule : une classe rend visite à une Carmélite Déchaussée ayant passé 61 années dans son cloître. Cette dame, après 61 années de méditations, de prières, d'engagement fervent, trouve une seule chose à dire aux élèves : "débarrassez la table après dîner". Et c'est assez curieux de voir un établissement aux méthodes aussi progressistes, pratiquant l'accompagnement individuel, proposer une sortie de ce genre. C'est sans doute un paradoxe italien.


Elégie de Port-au-Prince, de Aida Maigre-Touchet

Après le tremblement de terre, la cinéaste suit, pendant quelques jours, le poète Dominique Batraville dans sa ville détruite, chantant dans les ruines, prenant un taxi et discourant sur Haïti, s'arrêtant pour manger une soupe qu'il dit délicieuse mais qu'il ne paie pas. On voit alors comment le chant du poète survit au désastre, s'en empare, et le transcende. Comment les mots sont les seules choses qu'il reste d'une nation.


Fragments d'une révolution, anonyme

Anonyme pour une seule et bonne raison, qui répond alors à l'opportuniste Me llamo Peng présenté hier : "par solidarité avec les Iraniens auteurs des nombreuses images qui constituent ce film, "anonyme" est aujourd'hui notre manière de ne pas dire "je", mais "nous" ".
On ne voit pas de visages au début de Fragments d'une révolution, mais des mains. Et pour reprendre l'assez célèbre association godardienne, on voit des mains parce qu'il s'agit d'un manifeste. "Même Facebook est devenu politique", dira la narratrice. Bien dit, car ces derniers temps, on voudrait nous faire croire que Facebook crée les révolutions, ce qui est une pensée on ne peut plus bourgeoise. Facebook est investi par les révolutionnaires, comme n'importe quelle arme à portée de main. Et le film entend bien nous faire comprendre ça.
Souvent, les textes marxistes ont une facture classique. Ce film-là, au contraire, s'empare de toutes les formes visuelles les plus bâtardes pour servir son propos, multipliant les sources d'images, les emails, les vidéos tournées avec un téléphone portable, etc.
On retiendra beaucoup de choses de ce film, la tristesse de sa fin (qu'on connaît mais à laquelle on ne peut croire, ou du moins pas en tant que fin), la violence qui s'est emparée du pays, et ces images d'une nuit sur Téhéran où d'immeubles en immeubles on crie "Allah O Akbar" pour célébrer la mort de ceux qui ont péri dans les affrontements, et où les réponses semblent se répéter à l'infini dans la nuit, donnant l'idée de la multitude des insurgés tapis chez eux, attendant le bon moment pour sortir et tout renverser.

Cinéma du réel, jour 3 : Stan Brakhage, Leo Hurwitz, Me llamo Roberto Delgado, Distinguished flying cross, Me llamo Peng, Li ké Terra & The ballad of

Troisième journée au Cinéma du Réel. La maxime pompidolienne a agité ce soir une jeune femme un peu timbrée qui l’a répétée cent fois à voix haute en crachant par terre toutes les cinq secondes, et qui a conclu en regardant ses pieds par un « c’est du propre mon salaud » relevant du miracle. J’étais ravi d’être rejoint dans mon énervement par une personne à la colère si inventive.

A child's garden and the serious sea, de Stan Brakhage (1991)

Le jeu sur les reflets et les diffractions de la lumière et les ombres tranchant dans les couleurs crée une impression de platitude du plan qui abolit l'illusion de la profondeur. Dès lors, voir n'est plus une traversée, mais une limite. Le spectateur ne voit rien si ce n'est une vision. Et le sujet filmant semble fondu dans l'espace filmé, part intégrante de cet espace. Brakhage nous montre le mouvement du visible, mouvement se communiquant à la vision, s’emparant d’elle. En marquant la distance par la surface du plan, Brakhage fait de lui-même et du spectateur un sujet qui se pense comme sujet, mais qui est à part égale avec le monde. Le monde ne l'entoure pas, il est compris dedans. Il y a à la fois séparation (par l'écran, par l'impossible vision) et fusion (par la place accordée à celui qui voit).
C'est aussi un film sur l'émerveillement, complètement exalté, joyeux, célébrant le visible. On dirait le film d'un aveugle soudain voyant.


2 films de Leo Hurwitz :
The sun and Richard Lippold (1964)
& An essay on death : a memorial to JF Kennedy (1964)

Dans The sun and Rochard Lippold, Leo Hurwitz veut filmer une oeuvre d'art, une représentation du soleil par Richard Lippold. De là s'ensuit une méditation sur le soleil comme origine de l'art, de la vie, et de l'expérience humaine.
Il y a un vrai plaisir intellectuel dans les jeux de montage, images que seul le cinéma peut faire coïncider, une lumière particulière répondant à une architecture spécialement cadrée. Et d'un point de départ très cérébral, d'un questionnement très abstrait, Leo Hurwitz atteint une forme d'extase filmique avant de retomber sur ses pattes. C'est à la fois sublime et sérieux. Nietzsche aurait été désarçonné.
Par contre, il aurait fustigé An essay on death. Le sérieux, cette fois-ci, accable, empêche d'atteindre les hauteurs philosophiques visées. Tout part de l'assassinat de Kennedy, choc national, mais le film s'en dégage assez vite. Il s'agira pour Hurwitz de filmer un père et son fils en ballade, et de toujours inscrire la mort comme possible dans le paysage, de toujours susciter le présage du drame dans ce récit bucolique.
Il y a des images d'une délicatesse infinie, une marguerite emportée par un torrent, un homme dormant sur un caillou, un serpent fuyant dans l'herbe, et les mains d'un enfant jouant avec l'espace qui l'environne avant de hurler sous une falaise tous les noms qu'il connaît pour en entendre l'écho. Mais le ton solennel, grandiloquent de la voix-off, duquel le film ne se départit jamais vraiment alors qu'il en avait les moyens, laisse inachevées les fugues esquissées.

Me llamo Roberto Delgado, de Javier Loarte

Gros coup de bluff : une vie résumée en cinq minutes par des images GoogleMap et une voix-off furieusement rapide. La modernité du matériau parvient mal à dissimuler le caractère gentiment rance du propos.


Distinguished flying cross, de Travis Wilkerson

Son père ressemble à De Niro, et le cinéaste le filme, entouré de ses deux frères dans la salle à manger, contant ses exploits pendant la guerre du Vietnam.
Le problème des récits de guerre, c'est l'héroïsme potache qui les sous-tendent. Désamorcé ici, ou plutôt épinglé, par la raideur du dispositif : une table carrée, trois places pour les trois personnages, une quatrième pour la caméra. Autre grand désamorçage : le paternalisme militaire. Plutôt que de le subir, le spectateur l'observe ici, à l'oeuvre, dans cette parole qui lui est adressée mais qui est aussi adressée aux fils du narrateur.
On peut noter une utilisation plutôt maline des cartons, sur lesquels on peut lire une parole du père extraite du flux de son discours, effectuant ainsi une sorte de chapitrage de série B ("ils ont fait exploser le générateur") venant rythmer la logorrhée du père intarissable. Il se dégage de cela une ironie bienvenue. Qu'on retrouve d'ailleurs dans l'usage des images d'archive ayant malgré elles une qualité pop, bien qu'elles nous montrent des massacres. Comme si la vision du monde, dans les années 60, était nécessairement pop, qu'il s'agisse de guerre ou de publicité.
Il y a, à la fin du film, l'ombre d'un règlement de comptes : plane dans le dialogue entre les personnes présentes l'incertitude quant à la définition de l'expression "criminel de guerre". Et cette incertitude vise bien entendu la figure du père.

Me llamo Peng, de Victoria Molina de Carranza & José Guerra Roa

Ce court-métrage a suscité un scandale dans la salle. Quelques personnes du public se sont montrées choquées de l'appropriation faite par les cinéastes d'un matériau qui visiblement leur a échappé. Le nom de Peng n'apparaît pas à la fin du film. Des mots comme "voleurs" ou "vampires" ont fusé quand les lumières se sont rallumées.
Le principe de ce court-métrage était le suivant : Peng, que Victoria Molina de Carranza a rencontré dans un restaurant de sushis où ils travaillaient tous deux, est un immigré chinois qui a vécu six ans en Europe et ne s'est fait aucun ami, à force de déménagements et de travail acharné. Il parle donc, régulièrement, à son caméscope. Il se met en scène dans son quotidien terriblement ennuyeux. Il voudrait dire quelque chose, mais il n'y arrive pas. Il voudrait se souhaiter la bonne année, mais son patron entre dans la cuisine et le presse de préparer des noodles. Il y avait 60 heures de rushes, que les deux étudiants en cinéma ont tordu dans tous les sens de sorte à ce que ça ne dure qu'une demie-heure (car c'est un film de fin d'études, et il y a des contraintes à respecter).
C'est vrai qu'il semble indélicat de ne pas mentionner Peng au générique. En même temps, Herzog a fait Grizzly Man avec les images de Timothy Treadwell, et on ne peut pas dire que Timothy Treadwell soit le réalisateur de Grizzly Man. Ajouter le nom de Peng au générique ne changerait rien à l'échec du film. Ce qui manque ici, dans Me llamo Peng, c'est la lisibilité d'un rapport entre les deux étudiants et ces images. On ne voit rien. Ils montent, ils découpent, et c'est tout. Une oeuvre de boucher. Et le spectateur est confronté à une forme d'obscénité sans distance, plutôt vulgaire, écoeurante.
Sans doute le parti-pris du montage tout-puissant avait une quelconque validité dans l'enseignement reçu par les deux étudiants, mais là, dans un festival de cinéma, c'est sans pertinence. D'autant que ce fameux montage, au-delà du travail qu'il représente, n'a rien d'exceptionnel malgré son refus de la chronologie.


Li ké Terra, de Filipa Reis, Joao Miller Guerra, & Nuno Baptista

C'est tout le contraire du film précédent. Il y a, dans chaque plan de Li ké Terra, une dignité, une attention à l'humain, qui font de ce film quelque chose de très beau et très juste.
On suit pendant quelques mois Miguel et Ruben, enfants d'immigrés capverdiens élevés par leur grand-mère, qui se retrouvent en panne de nationalité parce que leur mère n'a pas fait ce qu'il fallait pour qu'ils deviennent Portugais. Et plutôt que de faire le grand procès d'administrations lentes et kafkaïennes, le film choisit les apartés, les lumineux dialogues entre les deux frères, où la parole virevolte, qu'il s'agisse de Dieu, d'ongles pas taillés ou de ce qu'il reste à manger. La parole est vraiment le moteur du film, son point d'ancrage. C'est à des dialogues philosophiques et drôles que nous assistons. Nous voyons, plutôt que victimes, des êtres pensants menacés.


La ballade de Genesis et Lady Jaye, de Marie Losier

Film sur un amour entre Genesis P-Orridge, membre de Throbbing Gristle et de Psychic TV, et Lady Jaye. Avant de rencontrer Lady Jaye, Genesis est un homme. Mais dès la première nuit, elle l'habille en femme, et peu à peu leur amour les conduit à des opérations de chirurgie esthétique, les faisant glisser vers un genre nouveau, qu'elles nomment la pandrogynie.
La force subversive de leur amour est telle que cette chose très bourgeoise (la chirurgie esthétique) se trouve parasitée, investie par une insurrection qui annule tous les préjugés. Genesis et Lady Jaye voulaient plus que tout au monde se ressembler. Leur amour a créé un nouveau mode d’être au monde.
La caméra de Marie Losier épouse ce travestissement vigoureux, avec d'incessants déguisements et une mise en scène sur le mode Scopitone plutôt réussie, nous laissant entendre à la fois la musique de Genesis et son amour pour Lady Jaye.
L'histoire est déchirante (c'est le cas de le dire), puisque Lady Jaye meurt et que Genesis se retrouve seule avec ce corps ressemblant à celui de la disparue.

vendredi 25 mars 2011

Cinéma du réel, jour 2 : New Castle de Guo Hengqi, Palazzo delle Aquile, 7 films de Rudy Burckhardt, et La mort de Danton de Alice Diop

Au programme du bac, De Gaulle. A l'Odéon, Olivier Py met en scène Mitterrand. Dans quelques mois sort un film sur Sarkozy. Et pendant ce temps, sur la façade de Beaubourg, on voit surgir des posters géants de Pompidou posant en philosophe et théoricien de l'art.

"L'art doit discuter,
doit contester,
doit protester."

Face à la maxime du Président mort, l'artiste vivant est coincé. Il ne peut dire ni oui ni non. S'il dit non, il conteste, et donc confirme l'intuition de Pompidou. S'il dit oui, il oublie de contester, et rend caduque son approbation.
Le seul enseignement qu'on tire de ce poster géant est celui-ci : c'est le grand retour des dettes. L'Odéon doit quelque chose à Mitterrand. Le cinéma doit quelque chose à Sarkozy. Et l'art doit quelque chose à Pompidou. Et le Centre, non content de porter son nom, veut nous le faire savoir. Pompidou affiche Pompidou. Image digne d'une boîte de Vache qui rit.
(Une amie me signale que Giscard a écopé d'un téléfilm diffusé sur Arte il y a quelques jours. Je m'inquiétais pour lui.)

New Castle, de Guo Hengqi

Titre anglais pour film chinois. Les rapprochements entre l'Angleterre période cold wave et la Chine actuelle se multiplient. Même déprime sans soulèvement, même inertie qu'on dirait éternelle. Ici, dans New Castle, on prive de leur emploi quelques mineurs pour accueillir les Jeux Olympiques, et, dans la foulée, on expulse les habitants pour les reloger dans des appartements sans jardin. On a déjà vu mieux, chez Pedro Costa notamment. Rien de particulier ne se dégage de ce film, malgré son sérieux et sa clarté.


Palazzo delle aquile, Stefano Savona, Alessia Porto & Ester Sparatore

Là, par contre, c'est la Révolution. 18 familles ont été expulsées de l'hôtel où elles étaient logées. Ces 18 familles, sous l'impulsion d'un conseiller municipal de centre gauche, décident alors d'occuper la mairie de leur ville, Palerme, qu'ils ne quitteront pas, disent-ils, avant d'obtenir un logement digne de leur action.
C'est un film qui a foi dans le processus politique comme faisant cinéma. Expurgé d'anecdotes, de témoignages et de bons sentiments, les cinéastes ne s'occupent que du présent : filmer cette occupation, filmer le lent processus qui verra les familles se faire rouler par le conseiller municipal et reconduire dans un hôtel en attendant pire.
Il y a quelques scènes incroyables : la distribution des brioches, véritable bataille homérique ; le moment, épique, où dix représentants des familles viennent coincer le maire, qui ne leur a encore pas adressé la parole, dans une cathédrale où il assiste à une commémoration religieuse ; la nuit où les familles regagnent un hôtel et où le conseiller municipal monte sur les tables pour célébrer ce qui est devenu sa victoire, oubliant complètement qu'il est filmé et que transparaît alors sa machination ; les commentaires de quelques femmes, telles les sorcières d'Eastwick, insultant tout ce qui bouge, et ne cessant de réinventer des insultes plus perfides encore.
Tout ça fait monde, et la fable est d'une pertinence totale, trouvant toujours le juste équilibre, sur lequel le conseiller municipal finit par butter (ce qui entraînera sa fourberie), entre cas particulier et question universelle. Celle du logement, certes, mais avant tout celle de la place d'un citoyen dans la société.
C'est le premier grand film du festival.

7 films de Rudy Burckhardt
Haiti (1938)
The pursuit of happiness (1940)
Montgomery, Alabama (1940)
Under Brooklyn Bridge (1953)
Square Times (1967)
Doldrums (1972)
Sodom and Gomorrah, New York 10036 (1976)

Rudy Burckhardt, photographe, s'érige contre le goût dominant du documentaire causal (c'est à dire du documentaire qui ne sait poser que la question Pourquoi ?).
Le problème, c'est qu'en s'affirmant contre, il ne parvient à créer qu'un autre goût, et peine à inventer son cinéma. Il y a de belles choses, mais trop éparses. C'est un problème que j'ai souvent avec le cinéma qui se définit par ce qu'il ne fait pas. Under Brooklyn Bridge, avec sa baignade d'enfants dans l'Hudson, me semble être le plus convaincant des courts-métrages présentés ce soir.


La mort de Danton, de Alice Diop

Excellent film qui nous propose le portrait de Steeve, jeune homme noir de la Cité des 3000, prenant pendant trois ans des cours de théâtre aux Cours Simon, et rêvant d'interpréter Danton, alors qu'on ne lui donne que des rôles de Noir (Miss Daisy et son chauffeur, par exemple).
Le film est réussi parce qu'il affirme la singularité de Steeve plutôt que d'en faire un cas, un archétype. Et les revendications, les indignations de la réalisatrice sont sensibles, mais ce qu'on voit avant tout, c'est un homme qui veut s'affranchir de son milieu. Aussi se rebelle-t-il très vaillamment lorsque la réalisatrice s'improvise psychanalyste en expliquant son malaise par ses origines. Steeve dit que non, que ça n'a rien à voir avec la cité des 3000, mais plutôt avec l'enfance qu'il ne parvient pas à quitter.
La cinéaste lui rend justice. S'il ne semble pas très bon comédien sur scène, le dernier plan est pour lui l'occasion de dire le dernier discours de Danton. Il montre alors sa force, et invalide la thèse de son professeur de théâtre selon laquelle il n'y avait pas de Noirs en 1794, et qu'il ne peut donc pas jouer Danton. Il le peut, il le prouve, et Danton était noir, ça ne fait plus aucun doute, soudain, grâce à ce dernier plan.
Il y a une scène particulièrement belle dans le film, où les amis de Steeve, qui viennent d'apprendre qu'il suivait des cours de théâtre, vont le voir jouer son spectacle de fin d'année sur les Grands Boulevards. C'est un moment très beau et très drôle, très drôle parce qu'ils sont tous hilares et gonflés de fierté, très beau parce qu'il est l'acte d'une réconciliation entre un passé avec lequel Steeve ne veut pas couper et un avenir encore fragile.

Cinéma du réel, jour 1 : On the waves of the Adriatic, de Brian McKenzie & 3 films inédits de Pierre Clémenti

On the waves of the Adriatic, de Brian McKenzie, Australie, 1990, Prix du Cinéma du Réel en 1991

Dans la banlieue de Melbourne vit Graham, la vingtaine, pas spécialement futé, et vite accablé par tout ce qu'il a à faire. Chez lui traîne Harold, un type qui semble être là par hasard. Il a pour meilleur ami un émigré grec, Stephen, dont le corps fait littéralement exploser les vêtements qu'il porte. On voit aussi la mère de Graham, plutôt acariâtre, et son père qui passe en coup de vent, seul travailleur dans cette maison.
Le cinéaste suit cette petite bande sur une période assez longue, en prenant pour point de départ Graham réparant un vélo. C'est sans doute comme ça que l'idée du film est née : d'abord filmer quelqu'un réparant un vélo, et puis le cinéaste s'est laissé entraîner dans la spirale infernale d'un esprit complexe. Car la réparation du vélo fait naître chez Graham le désir de posséder une voiture. L'opération prend plusieurs mois. Quand la voiture finalement débarque sur le trottoir, on s'aperçoit que Graham n'a pas le permis et ne pourra donc pas la conduire - il cache alors à son père que la voiture garée devant chez lui lui appartient. Heureusement, un ami emboutit le véhicule, dont Graham finit par se débarrasser. Raconté comme ça, on n'imagine pas le temps que prend chaque chose, chaque décision, chaque action. C'est quelque chose d'effroyable. Un délire lent. Un délire de lenteur où les rêves sont toujours cernés d'impossible.
La chose qui m'a le plus intéressée tient au rapport de chacun des personnages à la caméra. Chacun a une manière singulière de s'accommoder de sa présence. Graham est comme un acteur normal faisant parfois irruption face caméra pour se confier. Il alterne entre le "comme si elle n'était pas là" et le "elle est là et j'ai quelque chose à dire". Harold est toujours avec elle dans l'aparté. Quand quelque chose se passe qui ne le concerne pas (et cela arrive souvent), il regarde la caméra du coin de l'oeil. Il s'adresse à elle aussi, commentant l'action. Stephen semble flatté par sa présence, il tente de se montrer sous son meilleur jour, souriant à outrance. La mère de Graham l'invective, ou s'en cache : la tête dans l'arbre fleuri, la tête sous un sac, la main pour se protéger. Le père a un rapport plus conventionnel, presque télévisuel : il considère que cette caméra est quelque chose de tout à fait normal, qu'il n'y a pas à jouer, seulement à répondre aux questions qu'on pose, et c'est tout, ça passera.


Puis 3 films inédits de Pierre Clémenti, sauvés de l'oubli par Antoine Barraud et Catherine Libert :
La deuxième femme (1967-1978)
Souvenir souvenir (1967-1978)
Positano (1968)

Visiblement, Pierre Clémenti a tourné, beaucoup tourné, et le fait de filmer accompagnait son existence. On voit ainsi sa vie, sa famille, ses amis, les tournages des films dans lesquels il joue, les pièces de théâtre, les pays traversés. Tout s'y retrouve mélangé sous forme d'élégie hallucinatoire, aux revendications édéniques. La nudité est constante, parfois érotique, parfois pas, elle est là.
Les séquences les plus écrites sont des plans où Clémenti joue sa propre mort et la rejoue encore. Manière de la défier, sans doute, en tout cas de l'appréhender par le cinéma. La mort est ainsi logée au coeur de l'existence, elle en fait partie. Ces films sont à la fois des poèmes et les documentaires d'une vie.
Il y a beaucoup de surimpressions dans ces trois films, et c'est comme si, pour chaque image, il fallait en trouver une autre lui correspondant. Comme s'il fallait toujours placer une image au sein d'une autre. Dire où sont ces figures, où est cet enfant, où est cet amour.

dimanche 20 mars 2011

La bocca del lupo - Pietro Marcello

Ce film est une histoire d’amour, opérant à la rencontre de deux voix, réservant leur apparition en tant qu’images pour la fin. Car d’abord, c’est la ville, Gênes, figurée ici dans un montage d’archives. Y circulent plusieurs figures : la mer, les prostituées, la démolition, les usines, les émigrés – soit des monstres et des héros. Le film s’emploie à construire la mythologie d’une ville, qui, au lieu d’encercler l’histoire d’amour, la précède. Car cette histoire d’amour est ce qui reste de la mythologie d’un monde en chantier, en projet, organique, périssable.

Cet amour est inattendu, et la dernière partie du film, long plan-séquence où les deux amants face caméra nous racontent leur histoire, est une surprise. Non pas parce qu’il s’agit d’un brigand moustachu et d’une transsexuelle (les voix qu’on entendait nous laissaient penser à deux hommes, et les prostituées plutôt masculines égrenaient quelques indices dans la ville), mais parce que en tant qu’image, cette apparition finale est unique, singulière. Où l’on pouvait s’attendre au pire pittoresque, nous n’avons droit qu’à une infinie douceur, et à la puissance d’un temps passé ensemble ayant réglé l’équilibre de deux présences : tel regard, tel silence, telle prise de parole, tout se fait avec l’autre, pour l’autre, à travers l’autre, rien jamais ne s’isole, si ce n’est ce qu’il est nécessaire de garder pour soi. Cette image d’un couple rend justice à l’amour, à Gênes, et au temps.

C’est de l’amour une image désirable, et extraordinairement désirable car jouant non pas sur l’identification à des signes (rares sont les spectateurs moustachus, brigands et transsexuels de ce film), mais au contraire, grâce à l’étrangeté des signes mis en avant, sur l’identification à quelque chose de plus large que ceux-ci, les excédant. Identification à ce que nous savons ou pas d’un sentiment, d’une rencontre. Identification à une idée.

Gênes, également. Le portrait de la ville ne va pas sans nostalgie. Le narrateur nous dit : « les lieux que nous traversons sont une archéologie de la mémoire ». Mais le brigand n’aime plus sa ville et veut la quitter pour habiter sur les collines et cultiver son jardin. Comme en mythologie, il y a à Gênes des cycles, et le cinéaste esquisse pour le présent cette figure nouvelle, ayant pris la place des brigands : les émigrants, peuplant la plage, dont on ne connaît pas encore l’histoire, mais dont l’histoire ne devrait pas tarder à apparaître.

Enfin, le temps comme surgissement glorieux. Le brigand et la transsexuelle se rencontrent en prison. Elle sort, il reste. Entre-temps, ils s’échangent des cassettes (dont nous entendons quelques extraits), sur lesquelles ils se promettent, entre deux mots cochons, de s’attendre, et s’exhortent à tenir bon. Ils tiennent et se retrouvent, et vingt ans plus tard, ils sont là, face à nous, aimant. Le film a la belle idée de mettre en scène ce temps passé à attendre : nous-mêmes, spectateurs, les attendons. Nous ne les voyons pas mais nous les écoutons. Leurs voix sont là, circulant dans la ville, circulant parmi le montage des images passées et présentes de Gênes, comme la rumeur de cet amour qui viendra mais qui nous demande de patienter encore un peu – et si le brigand apparaît, c’est seul d’abord, quant à la transsexuelle, elle n’est qu’un portrait emballé dans du papier journal : mais c’est leur rencontre, leur coïncidence physique que nous désirons voir.

Article ici aussi.

mercredi 16 mars 2011

les années 90

Onze indispensables :

Bouge pas, meurs et ressuscite - Vitali Kanevski
Close-up - Abbas Kiarostami
Few of us - Sharunas Bartas
Khroustaliov ma voiture - Alexei Guerman
L'abécédaire de Gilles Deleuze - Pierre-André Boutang
Le songe de la lumière - Victor Erice
Les amants du Pont-Neuf - Leos Carax
Les idiots - Lars von Trier
Lost Highway - David Lynch
Sailor et Lula - David Lynch
Satantango - Bela Tarr

Quelques essentiels (22) :

Chronique d'une disparition - Elia Suleiman
Clean, shaven - Lodge Kerrigan
Corridor - Sharunas Bartas
Echos d'un sombre empire - Werner Herzog
En mémoire d'un jour passé - Sharunas Bartas
En présence d'un clown - Ingmar Bergman
Et la vie - Denis Gheerbrant
Hélas pour moi - Jean-Luc Godard
L'arbre, le maire et la médiathèque - Eric Rohmer
L'hôpital et ses fantômes - Lars von Trier
L'humanité - Bruno Dumont
La vie de Jésus - Bruno Dumont
Le goût de la cerise - Abbas Kiarostami
Le vent de la nuit - Philippe Garrel
Level Five - Chris Marker
Moe no suzaku - Naomi Kawase
Où est la maison de mon ami ? - Abbas Kiarostami
Out of the present - Andrei Ujica
Petit Dieter doit voler - Werner Herzog
Rez-de-chaussée - Igor Minaiev
Twin Peaks - David Lynch
Twin Peaks, la série

Et d'autres superbes (42) :

A brighter summer day - Edward Yang
Body snatchers - Abel Ferrara
Casino - Martin Scorsese
Cerro Torre, le cri de la roche - Werner Herzog
Charisma - Kiyoshi Kurosawa
Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) - Arnaud Desplechin
Contact - Robert Zemeckis
Conte d'automne - Eric Rohmer
Conte d'hiver - Eric Rohmer
Docteur Chance - FJ Ossang
El valley centro - James Benning
Et la vie continue - Abbas Kiarostami
Eyes wide shut - Stanley Kubrick
Happy together - Wong Kar Wai
Jackie Brown - Quentin Tarantino
Journal intime - Nanni Moretti
L'antre de la folie - John Carpenter
L'esprit de Caïn - Brian de Palma
L'impasse - Brian de Palma
La belle noiseuse - Jacques Rivette
La rivière - Tsai Ming Liang
La sentinelle - Arnaud Desplechin
La vie des morts - Arnaud Desplechin
Le garçu - Maurice Pialat
Le pouvoir de la province du Kangwon - Hong Sang Soo
Leçons de ténèbres - Werner Herzog
Les rebelles du dieu néon - Tsai Ming Liang
Minuit dans le jardin du bien et du mal - Clint Eastwood
My own private Idaho - Gus van Sant
New Rose Hotel - Abel Ferrara
Pages cachées - Alexandre Sokourov
Pulp fiction - Quentin Tarantino
Secret défense - Jacques Rivette
Serial mother - John Waters
Smoking & No smoking - Alain Resnais
Snake eyes - Abel Ferrara
The hole - Tsai Ming Liang
The king of New York - Abel Ferrara
The second circle - Alexandre Sokourov
Trois jours - Sharunas Bartas
Utopia - James Benning
Xiao Wu, artisan pickpocket - Jia Zhang-Ke

lundi 14 mars 2011

L'affaire des divisions Morituri (1985) & Le trésor des îles Chiennes (1990) - FJ Ossang

L'affaire des divisions Morituri, 1985

Naissance de Ossang au cinéma, après les voitures, la poésie, et le punk. Et c'est mêlé de ces trois incarnations précédentes qu'il se présente. Les voitures : le film avance comme une machine, il broie, il décape. La poésie : elle est là, partout, dans les dialogues d'abord, déclamée par les personnages, dans le montage ensuite, godardien, plein d'associations fausses, donc vraies. Le punk : parce que le film est profondément romantique, soutenu dans ses déliquescences par Throbbing Gristle et Cabaret Voltaire.
On pourrait croire à la pose, mais elle tout de suite sabrée, dès qu'elle pointe le cinéma d'Ossang l'assaille et la renvoie aux oubliettes. Ainsi Nietzsche et Artaud sont convoqués, mais c'est pour s'en moquer avant tout. Mieux : les exploiter. Nietzsche et Artaud sont les esclaves du film, et pas les maîtres. L'irrévérence est belle à voir.
Il y a la bande à Baader en toile de fond, il y a la drogue qui parcourt le film, il y a un jeu constant entre images laides et images grandioses, entre épopée et néant. Le film est le ramassis de toutes ces choses disparates qu'il écrase aussitôt. Le leitmotiv de L'affaire des divisions Morituri est écrit sur un carton : "Images, images, nous sommes images du film coma !" Ossang croit que le film oublie, que la pellicule n'imprime pas, que la mémoire n'a pas le cinéma pour lieu. C'est autre chose qui y circule, plutôt que la mémoire : le désordre.

Le trésor des îles chiennes, 1990

Sortir de l'île, ce serait sortir du film. Mais les héros, en bande, n'ont qu'une voiture. Les seuls bateaux qu'on voit sont des épaves. Les avions ne décollent pas, et il n'y a plus d'hélicoptère.
Le trésor des îles chiennes est un film de science fiction sans science ni fiction - simplement des figures errant dans les paysages qui se resserrent sur eux, les étreignent, les rejettent, les écrasent. Le ton est d'outre-tombe : "leurs yeux sont des boules de mort". Mais dans l'apathie générale de cette métaphore d'une lente descente d'acides, surgissent quelques moments majestueux. Une baignade, un égorgement, des hommes en train de marcher.
Quelque chose convainc moins que dans les deux films qui suivront. Le trésor des îles chiennes voudrait tout faire trembler mais n'y parvient que par instants, et ces instants sont peu, au vu des nombreuses défaites du film, qui ne cesse de se battre en force, frôlant l'overdose.

dimanche 13 mars 2011

Courts-métrages de Chris Marker #1 : 2084, Pictures at an exhibition, On vous parle de Paris, Les statues meurent aussi, Ambassade, Puisqu'on vous dit

2084 (1984)

Réflexion sur la fin du syndicalisme et son échec. A la question qu'est-ce que je dois faire ?, les syndicats répondent : confiance. Soit un appel à l'indignation, où le monde occidental aurait pour seule chance de se réveiller l'utilisation de la technologie (laquelle est l'alliance d'une technique et d'une idéologie). Chris Marker prône les lendemains qui informatisent.

Pictures at an exhibition (2008)

Visite virtuelle d'un musée imaginaire, où l'on croise des toiles célèbres détournées par le virtuel : Déjeûner sur le web, L'entrée du train en gare des Sabines, King Kong et Psyché, Nu descendant l'Histoire, Oedipe dans le Cheshire.
Ces visites virtuelles sont désormais entrées dans le domaine du commun. Tout le monde peut visiter le Louvre avec un cd-rom. Marker emprunte ce lieu commun, mais l'habite avec l'imaginaire. Si la visite est virtuelle, pourquoi le musée ne le serait pas ? Le cinéaste nous rappelle qu'un musée est nécessairement l'oeuvre de l'imaginaire, et que les visites virtuelles font passer cet imaginaire pour un réalisme.

On vous parle de Paris : Maspero, les mots ont un sens (1970)

Portrait d'un libraire/éditeur de livres sur la révolution chez qui voler des livres était devenu l'acte révolutionnaire ultime.
Maspero explique qu'un éditeur se définit surtout par les livres qu'il n'a pas sortis. Il amorce aussi quelques réflexions sur l'édition de livres marxistes dans une société capitaliste, et avance l'idée suivante : il faut trahir la bourgeoisie en utilisant ses propres armes, et si on est toujours récupéré par la bourgeoisie, il faut sans cesse s'ingénier à la trahir.

Les statues meurent aussi, avec Alain Resnais (1953)

Chaque image de ce film est soumise à un examen critique d'une pertinence folle.
Les deux cinéastes se sont vraiment posé la question : comment filmer l'art, quand l'art est devenu la culture, et que la culture est synonyme de mort ?

Ambassade (1973)

Filmé en super8 dans une ambassade, présenté comme un documentaire, on y voit des personnes venues se réfugier après un coup d'état militaro-bourgeois-fasciste.
De la ville assiégée, nous ne voyons que ce lieu. De l'Histoire, nous ne voyons que les réfugiés. Ils jouent aux cartes, ils chantent, ils discutent, ils dorment, ils font à manger, ils s'organisent en attendant une suite à leur destin. Ils ne font donc rien, mais par le rien qu'ils sont contraints à faire, ils nous laissent entendre ce qu'il se passe de terrible au-dehors.
En super8, il n'y a pas de son direct, mais le filmeur couvre l'action (ou l'absence de) par des commentaires. Il dit ce que les gens disent, révèle ce que sa caméra ne saisit pas.
Un dernier plan dénonce le caractère fictionnel de ce film soi-disant trouvé : par la fenêtre, la tour Eiffel - on est à Paris.
C'est une belle tentative de film d'anticipation, qui contourne le problème du huis-clos, souvent théâtral, par l'absence de son direct.

Puisqu'on vous dit que c'est possible (1973)

Documentaire sur les LIP, raconté comme une séquence des Evangiles, avec de nombreuses allusions bibliques, et une ouverture sur la figure de Charlton Heston dans Les dix commandements. L'avènement d'un être à la politique apparaît comme une révélation religieuse.
Ce qui est sidérant, c'est de voir, en cette situation de crise, de danger, les visages radieux des travailleurs, leur joie - leur joie parce que tout est pensé, réinventé, réinvesti par la pensée, le dialogue et l'action.
LIP, et quelques autres mouvements sociaux (les films Medvedkine), c'est à ma connaissance la seule occurrence de l'accent jurassien au cinéma.