Les plans sont conçus sur ce même principe de matérialité et d’étrangeté mêlées – d’ouverture et d’isolement, pourrait-on dire. Ils ressemblent à des boîtes, à de petits cadres naïfs et colorés représentant les personnages, leurs manies, leurs passions, affichées sans humilité ni discrétion feintes. La passion n’est d’ailleurs jamais un fait d’arme destiné à rendre plus populaire ou plus riche, elle n’est pas sous-tendue par une ambition, elle est une simple expression de soi poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’isolement de ces boîtes. Personne ne veut prendre la boîte d’un autre, tout le monde veut construire sa propre boîte qui ne ressemble à celle d’aucun autre. Car la seule fierté que les personnages tirent de leur vie est d’être les meilleurs dans leur domaine, si absurde et désuet ce domaine soit-il. Et c'est en cela que les films de Wes Anderson semblent si typiquement américains.
Le rapport du cinéaste aux images est ainsi : elles sont (ou ne sont que, ne peuvent pas être plus que) l’illustration d’une vie, le précipité ornemental de ce qui fait une vie, de ce qu’une histoire personnelle a drainé d’objets et de souvenirs. Les objets portent en eux plus de passé et plus de lointain que les personnages, qui semblent toujours chez eux, toujours accompagnés d’un millier de guirlandes et figurines avec lesquelles ils se confondent. Wes Anderson associe sans retenue un homme à un plan, comme s’il s’y fondait, comme si non seulement il n'y passait pas mais qui plus est la générait, l'entraînait avec lui dans son passage. L'image semble impuissante à dire autrement que par la fixité le mouvement d’une existence, autrement que par le remplissage la densité d’un individu. Tenenbaum est un film chapitré comme un livre. Et chaque chapitre commence par une page filmée de ce livre. Puis viennent les images, autrement dit : les illustrations de ce que nous ne lirons pas. Je reprochais au cinéaste cette tendance aux vignettes - elles sont la question-même de son cinéma.
Ce sont bien sûr les problématiques de l’isolement et du contrôle qui entrent en jeu dans ces vignettes où tout semble tenu par des épingles, accroché tel des papillons dans la boîte d'un collectionneur. Les personnages sont inscrits dans des plans où chaque objet leur est utile ou cher, s’ils ne les ont pas eux-mêmes créés, telles les baskets Adidas de Steve Zissou à son effigie, distribuées à chacun de ses équipiers. Ces plans sont pourtant moins des refuges pour des personnages névrosés, moins des caches, que des excroissances d’eux-mêmes, leur dinguerie s’y manifestant à tout va. Ce sont des boîtes, oui, aux limites précises, mais permettant à ceux qui les peuplent de se présenter au monde. Car ces boîtes ont une particularité : elles sont comme une scène de théâtre, c’est-à-dire ouvertes, sans quatrième mur. Ce n’est pas donc pas seulement une question de réclusion, mais aussi de mise en scène de soi, à la manière de ces plans en coupe du bateau de Steve Zissou dans La vie aquatique, plus jouet que navire, plus terrier de laboratoire que refuge érémitique.
Ce qui intéresse particulièrement Wes Anderson, bien sûr, dans ces grandes courses frénétiques pour prendre tout ce qu’il y a à prendre, c’est l’arrêt, l’empêchement, l’impossible. La question de l’argent est vite réglée. On l’emprunte aux plus riches avec plaisir, on le dilapide à foison, on le trouve en toute occasion, même si pour cela on doit le voler – éloge paisible et sans scrupule du mécénat : puisque certains ont des idées, ils est naturel que ceux qui peuvent les financent.
L’autre difficulté, c’est l’enfance. Elle est là, toujours portée en bandoulière par des personnages qui même vieux ne cherchent qu’à s’amuser, et le problème est de quitter le foyer, la famille, et de retrouver dans le monde ce qui faisait alors notre liberté. Retrouver au-dehors l’espace du dedans. D’où ces boîtes transportées d’un continent à l’autre – comme cette tente plantée au milieu du salon des Tenenbaum par un Luke Wilson qui veut être chez lui partout, et vivre comme il l’entend. Refaire son monde dans le monde.
Le dernier arrêt, c’est le sentiment. Impossible amour entre un jeune écolier et une institutrice dans Rushmore, impossible amour encore dans Tenenbaum entre un frère et sa sœur, si adoptive soit-elle. L’autre pose problème. Dans ces plans si pleins, il est forcément l’intrus, forcément inadapté. La petite Asiatique de Rushmore est longtemps ignorée avant qu’elle n’envoie un avion téléguidé dans les jambes de Jason Schwartzmann. L’autre doit faire irruption, casser les murs, forcer les portes, pour s’imposer dans la boîte de celui qu’il aime. Owen Wilson accepte bien volontiers de changer de nom pour faire partie de l’équipe de son père retrouvé dans La vie aquatique. L’effraction est la condition sine qua non de la rencontre amoureuse ou familiale.
Car l’amitié fonctionne différemment : entre amis, on participe à un même rêve, à un même délire. L’ami est le co-équipier, le compagnon d’aventures. Il est celui qui se lancera dans un braquage fantasque (Bottle Rocket), celui qui s’enthousiasmera pour l’aquarium géant planté au milieu d’un terrain de base-ball (Rushmore), celui qui partira à la recherche du requin-jaguar (La vie aquatique). L’amitié organise, précise, approfondit – l’amour ou la filiation kidnappent, élargissent le champ des possibles, et posent des limites à la frénésie.
2 commentaires:
Quel bel article... Je viens juste de découvrir joyeusement "Rushmore", ne tiens pas spontanément à me lancer dans "Bottle Rocket", mais je reverrai volontiers les deux autres, assez vite, si possible, histoire de me replonger plus profondément dans ces notes aussi.
Merci !
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