« Il peut se
faire que nous contemplions comme présent ce qui n’est pas », écrit
Spinoza. Et c’est peut-être sur cette possibilité – cette hantise – que repose Twin Peaks.
A la fin de l’épisode précédent, Leland Palmer voulait
danser avec quelqu’un après l’enterrement de sa fille, mais personne n’a voulu.
Il n’avait que l’absence à faire tourner. Sa danse, plus proche du rite
chamanique que de la démonstration de virtuosité, invoquait Laura par défaut. Dans
un autre épisode, Leland dansait avec le portrait de Laura dans les mains. Twin Peaks pose cette question :
comment un mort peut devenir un personnage de film ? Comment rendre
l’absence cinématographique ? Comment faire apparaître ce qu’on ne voit
pas ?
D’abord, semer le
trouble. Entre le visible et l’invisible, la frontière est volontairement
floue. Le visible est sujet à de multiples disparitions. Une main déterre un
médaillon que des personnages viennent d’enterrer – on ne sait pas à qui
appartient cette main ; et ce n’est qu’à l’épisode suivant qu’on
retrouvera le médaillon dans une noix de coco vide. Tout peut disparaître. Tout
peut également réapparaître. La vision est intermittente. Des lapins sortent de
chapeaux sans qu’on les ait vus y entrer. Des nœuds se défont alors qu’on les
croyait inextricablement serrés.
Certaines paroles échappent aussi : ce mot que Laura
Palmer chuchote à Dale Cooper dans son rêve, et dont Dale Cooper ne se souvient
pas. Le mystère de la série repose sur un équilibre étrange entre les preuves
qu’on accumule et celles qu’on soustrait.
Il en va de même concernant une chemise tâchée de sang dont
un personnage dit qu’il ne l’a jamais vue alors qu’il l’a lui-même cachée. Un
élément de la compréhension du meurtre de Laura Palmer est subtilisé à la
connaissance de ceux qui enquêtent. La parole fait obstruction. Elle se
dissocie de l’image pour la remplacer. C’est la grande menace de tout
film : qu’on puisse remplacer les images par les dialogues. Dans Twin Peaks, on ne peut pas : il y a
une telle circulation entre ce qui est dit et ce qui est montré que tout semble
se jouer dans cet ‘entre’.
Ensuite, en appeler à
une étendue plus vaste de la mémoire et de la conscience, laisser les temps
anciens surgir, et laisser la totalité du monde (végétal, animal, minéral)
avoir son rôle dans l’histoire qui nous est contée.
On apprend dans cet épisode que Laura Palmer a été mordue
aux épaules par un oiseau. Il y a du sortilège indien là-dedans. La terre
américaine est hantée par les fantômes d’une civilisation passée, massacrée,
génocidée. Il y a des survivants. L’un d’eux – nommé Hawk comme Howard le
cinéaste de La captive aux yeux clairs,
ou comme le faucon – est adjoint du shérif et dit des choses très belles sur
l’amour (« il y a une femme qui vous fera voler, une autre qui vous
donnera de la force, et une seule qui vous émerveillera ») – ces paroles,
le spectateur ne les reconnaît pas ; aucune morale, aucune culture qui lui
est propre ne lui permet de les identifier ; mais le faciès amérindien de
l’adjoint du shérif lui permet de se dire qu’elles viennent d’une autre
civilisation, d’un autre temps ; que si ces paroles ne lui sont pas
familières, elles appartiennent pourtant à cette terre qu’il habite. Et comme
si ça ne suffisait pas, l’essence qu’on sert aux stations services a pour nom Indian Head. Le paysage américain et la société qu’il abrite sont marquées par
un inconscient que la série révèle par petites touches, annotations fugaces.
Partout on voit des morsures de perroquet, mais on ne les compte pas. On voit
les derniers feux de la première civilisation ayant habité ce paysage surgir
dans les moments d’égarement de la seconde. Ce qui n’est plus sourd des failles
de ce qui est. C’est un paysage qui est comme un cerveau : divisé ;
entre les vivants et les morts, le passé et le présent, la ville et la forêt,
les sauts sont nombreux, sans cohérence, et pourtant c’est bien le même monde
qui est représenté.
La scène finale de l’épisode déploie l’arsenal soap auquel
le couple d’amoureux James et Donna nous a déjà habitué. Mais le réalisateur
nous montre que la scène, qui ne se départit pas pour autant de sa guimauve, est
observée par un hibou. Cette bizarrerie n’en est pas une. Le hibou participe du
mélodrame, tout comme les sapins de Douglas qui fascinent tant Cooper
contribuent à l’enquête. De même, et inversement, les amoureux nous donnent à
voir ce hibou, et Cooper décrit pour le spectateur la satisfaction que lui
procure l’odeur de ces sapins. Laura Palmer, à la manière d’une idée générale pour Spinoza, est commune
à tout, donc relié à chaque chose de ce monde. Sa mort n’est pas la seule
affaire des hommes, elle est celle d’un monde qui à travers elle s’est
manifesté dans sa totalité. Et la nature est ce qui compose chaque chose, chaque
événement de ce monde. Ainsi voyons-nous dans les maisons des protagonistes des
animaux empaillés par dizaines, fixés sur des murs en bois – le bois de cette
forêt qui borde la ville et la constitue. Souvent entre les scènes, les
réalisateurs de la série nous montrent des camions chargés de troncs en train
de traverser le plan ; intermède a priori absurde ou insignifiant, alors
qu’en vérité il n’en est rien. Twin Peaks
est une histoire totale, dont la dimension sérielle a pour unique but de
couvrir la plus grande étendue possible du visible, de déployer une infinité de
visions à partir du seul meurtre de Laura Palmer, de lier les hommes aux
animaux, les arbres aux sentiments, les pulsions au feu, les nuits aux jours,
et le baiser de deux puceaux aux yeux d’un vieux hibou – approcher l’infini en
somme : la série dessine une courbe asymptotique. Son titre n’est pas Laura Palmer mais bien Twin Peaks, car il s’agit d’une terre,
d’un paysage, d’un monde, d’un écosystème où tout est lié selon des principes
de causes et de nécessité, dont l’enjeu cinématographique est moins le décalage
(rigolo) que l’élargissement (exalté).
Laura Palmer a une cousine, Madeleine – celle qui la joue
est aussi celle qui joue Laura Palmer. Et comme au cinéma c’est l’image qui
crée l’identité (même si le scénario la dénie), Laura Palmer, via Madeleine,
est toujours vivante. En vérité, le scénario dénie moins cette survivance qu’il
ne dédouble une figure. De blonde et dévergondée elle devient brune et timide –
peu importe, elle persiste, à la manière d’une impression, d’une vision qui va
au-delà du visible. Et chacun des plans où Madeleine apparaît est diffracté par
le souvenir qu’on a du visage de Laura. L’image est brisée en mille morceaux
qui tous renvoient un reflet différent.
Twin Peaks reprend
donc à son compte le constat de Spinoza dont je parlais au début, mais non comme
un impossible – au contraire comme la matière-même du cinéma, comme la zone
d’incertitude où faire surgir les figures les plus troublantes, comme par un
tour de magie.
Comme l’explique Spinoza, ce n’est pas parce que l’homme
voit la lune comme si elle était proche de lui qu’elle est effectivement proche
de lui ; par contre, ce n’est pas parce que la lune n’est pas proche de l’homme
que celui-ci ne peut pas la voir comme étant proche.
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Lien vers l'épisode suivant.
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2 commentaires:
J'avais vu vos textes sur Twin Peaks en lien avec Spinoza mais j'attendais de mieux connaître ce dernier avant de les lire. C'est chose faite et je vous félicite et souscris entièrement à ce que vous écrivez, comme c'est d'ailleurs très souvent le cas pour le contenu de ce blog. Seulement, je me demandais ce que vous pensiez de la toute fin de la série en rapport à votre "lecture spinoziste" de Twin Peaks ? (ou le "Mal", concept absolument réfuté par Spinoza, semble en quelque sorte exister...)
J'aurais aimé poursuivre ce rapprochement, mais le temps m'a manqué, et j'ai vu la série plus vite que je n'ai écrit à son sujet. La fin me semble assez spinoziste, peut-être pas pour la question du mal, en effet, mais pour l'atteinte au 3ème genre de connaissance, avec cette black lodge comme intuition absolue, connaissance.
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