Chantal Akerman nous explique pourquoi parfois quand on rentrait à la maison la purée était trop salée et le gigot trop cuit. C'est bon à savoir.
Quand je dis à propos de certains films (Everyone else, Social Network, Somewhere) qu'il manque une bombe, Jeanne Dielman voit très bien ce que je veux dire. Un coup de ciseaux et le tour est joué, et le spectateur libéré - ça s'appelle la catharsis, c'est un vieux truc oublié, c'est Médée, c'est Phèdre, ça ne peut exister que si on pense encore que le monde peut changer. Or, on ne le pense plus. Alors on a des films écrasants, des films reflets d'un temps moche, et participant lâchement à cette mocheté. Mais pour Chantal Akerman, puisqu'il est très simple de ne plus manger des petits pois carottes tous les mercredis, il est aussi très simple de faire la révolution. Comme dans Tomate, le dernier livre de Nathalie Quintane, où l'on s'aperçoit qu'une révolution potagère peut devenir une révolution mondiale. C'est simple, c'est l'évidence même, mais ça ne survient pas à tous les coups. Chantal Akerman fait ce pari, plutôt que de se contenter de nous montrer ce que le monde nous montre déjà.
Car il y a, d'abord, une familiarité étouffante avec les gestes de Jeanne Dielman et les objets qui l'entourent, une répétition jusqu'à la nausée de visions ménagères bien connues. On allume la lumière en entrant dans une pièce, on l'éteint quand on sort : la ménagère est économe, et ses gestes au métronome font l'épargne, mais ne l'épargnent pas. On plie, on prend le pli, on a déjà trop pris le goût du pli. On pose un objet sur une table, on s'en sert, on le range. On défait, on refait. On circule dans des pièces rectangulaires comme pour ne pas laisser de trace, et le bruit que font les pas sur le plancher sont les seuls signes de présence, car tout est propre et plié et rangé, et les lumières éteintes. Seulement, dans la salle à manger, on reçoit les lumières de l'extérieur. La rue s'y jette, vibrante - c'est un feu duquel la ménagère se préserve. La salle à manger est la caverne de Platon. Les plans sont comme ceux de Wes Anderson : frontaux, face au mur, des boîtes - sauf qu'ici, on les parasite plus qu'on ne les invente. On circule, et quand on est passé, le lieu semble inchangé, la tapisserie toujours plus vivante que tout ce qui a bien pu la frôler.
Mais très vite, on voit la haine s'insinuer, on voit le désir de détruire. Feu doux sous la marmite, le client peut rentrer et faire sa petite affaire. La ménagère se prostitue sur son dessus de lit, et jette les billets qu'elle reçoit dans une soupière, avant de les redistribuer à son fils et aux commerçants. Fils et commerçants : même combat, mêmes suceurs de pognon, mêmes entraves à une liberté qu'on n'imagine plus. La parole, quand elle survient, déborde, d'un coup, assomme. La parole est une mainmise sur l'autre. La voisine raconte ses problèmes à Jeanne Dielman qui s'accroche à la porte d'entrée, et Jeanne Dielman pour se venger raconte son histoire familiale à la quincaillère qui opine en attendant que ça passe.
Tout est question de temps. De la maîtrise du temps des hommes par les sociétés qu'ils ont construites. Du temps que prend un geste et du peu de joie qu'il inspire en retour. De l'épuisement, de l'usure, jusqu'à ce que rien ne soit reconnaissable, bien que ce soit toujours la même chose. L'aliénation a fait son oeuvre. Le burlesque vient de l'erreur, du dérapé, de la puissance mal mesurée. Jeanne Dielman est une version des Temps modernes, du point de vue de la femme au foyer. Car au foyer aussi, c'est l'usine. Et au foyer aussi, tout peut se détraquer.
Il faut trois jours. Au premier jour, tout va bien, tout semble éternel et irrémédiable, les gestes sont bien coordonnés. Mais il y a, juste avant le coucher, un mot du fils, une pensée, bref, de l'inattendu, du suspect, de quoi mal dormir. Si bien qu'au deuxième jour, le corps dérape, les objets tombent, la femme court après les gestes qu'elle pensait maîtriser, toujours en retard sur eux, jamais à la bonne heure aux bons endroits. Et avant de se coucher, le fils remet ça : non seulement il dépense, mais en plus il pense. Une réflexion dégoûtante que Jeanne Dielman ne veut même pas entendre. Elle se couche. Et le lendemain, soudain, sans qu'elle s'en aperçoive, elle ne court plus, elle ne fait plus ce qu'elle devrait faire, la joie la gagne, la joie de ne rien faire, ou presque. Presque, ce n'est pas assez. Elle fait ce qu'il faut pour qu'au dernier plan, vraiment, il n'y ait plus rien, plus qu'elle, là, vivante, souveraine.
En 1976, sortaient Jeanne Dielman, Salo, Taxi Driver, Une femme sous influence. C'était l'année de la révolution et il n'y en a pas eu. En 2011 sort Somewhere. Souhaitons que le cinéma soit aussi peu prédictif qu'en 1976.
Quand je dis à propos de certains films (Everyone else, Social Network, Somewhere) qu'il manque une bombe, Jeanne Dielman voit très bien ce que je veux dire. Un coup de ciseaux et le tour est joué, et le spectateur libéré - ça s'appelle la catharsis, c'est un vieux truc oublié, c'est Médée, c'est Phèdre, ça ne peut exister que si on pense encore que le monde peut changer. Or, on ne le pense plus. Alors on a des films écrasants, des films reflets d'un temps moche, et participant lâchement à cette mocheté. Mais pour Chantal Akerman, puisqu'il est très simple de ne plus manger des petits pois carottes tous les mercredis, il est aussi très simple de faire la révolution. Comme dans Tomate, le dernier livre de Nathalie Quintane, où l'on s'aperçoit qu'une révolution potagère peut devenir une révolution mondiale. C'est simple, c'est l'évidence même, mais ça ne survient pas à tous les coups. Chantal Akerman fait ce pari, plutôt que de se contenter de nous montrer ce que le monde nous montre déjà.
Car il y a, d'abord, une familiarité étouffante avec les gestes de Jeanne Dielman et les objets qui l'entourent, une répétition jusqu'à la nausée de visions ménagères bien connues. On allume la lumière en entrant dans une pièce, on l'éteint quand on sort : la ménagère est économe, et ses gestes au métronome font l'épargne, mais ne l'épargnent pas. On plie, on prend le pli, on a déjà trop pris le goût du pli. On pose un objet sur une table, on s'en sert, on le range. On défait, on refait. On circule dans des pièces rectangulaires comme pour ne pas laisser de trace, et le bruit que font les pas sur le plancher sont les seuls signes de présence, car tout est propre et plié et rangé, et les lumières éteintes. Seulement, dans la salle à manger, on reçoit les lumières de l'extérieur. La rue s'y jette, vibrante - c'est un feu duquel la ménagère se préserve. La salle à manger est la caverne de Platon. Les plans sont comme ceux de Wes Anderson : frontaux, face au mur, des boîtes - sauf qu'ici, on les parasite plus qu'on ne les invente. On circule, et quand on est passé, le lieu semble inchangé, la tapisserie toujours plus vivante que tout ce qui a bien pu la frôler.
Mais très vite, on voit la haine s'insinuer, on voit le désir de détruire. Feu doux sous la marmite, le client peut rentrer et faire sa petite affaire. La ménagère se prostitue sur son dessus de lit, et jette les billets qu'elle reçoit dans une soupière, avant de les redistribuer à son fils et aux commerçants. Fils et commerçants : même combat, mêmes suceurs de pognon, mêmes entraves à une liberté qu'on n'imagine plus. La parole, quand elle survient, déborde, d'un coup, assomme. La parole est une mainmise sur l'autre. La voisine raconte ses problèmes à Jeanne Dielman qui s'accroche à la porte d'entrée, et Jeanne Dielman pour se venger raconte son histoire familiale à la quincaillère qui opine en attendant que ça passe.
Tout est question de temps. De la maîtrise du temps des hommes par les sociétés qu'ils ont construites. Du temps que prend un geste et du peu de joie qu'il inspire en retour. De l'épuisement, de l'usure, jusqu'à ce que rien ne soit reconnaissable, bien que ce soit toujours la même chose. L'aliénation a fait son oeuvre. Le burlesque vient de l'erreur, du dérapé, de la puissance mal mesurée. Jeanne Dielman est une version des Temps modernes, du point de vue de la femme au foyer. Car au foyer aussi, c'est l'usine. Et au foyer aussi, tout peut se détraquer.
Il faut trois jours. Au premier jour, tout va bien, tout semble éternel et irrémédiable, les gestes sont bien coordonnés. Mais il y a, juste avant le coucher, un mot du fils, une pensée, bref, de l'inattendu, du suspect, de quoi mal dormir. Si bien qu'au deuxième jour, le corps dérape, les objets tombent, la femme court après les gestes qu'elle pensait maîtriser, toujours en retard sur eux, jamais à la bonne heure aux bons endroits. Et avant de se coucher, le fils remet ça : non seulement il dépense, mais en plus il pense. Une réflexion dégoûtante que Jeanne Dielman ne veut même pas entendre. Elle se couche. Et le lendemain, soudain, sans qu'elle s'en aperçoive, elle ne court plus, elle ne fait plus ce qu'elle devrait faire, la joie la gagne, la joie de ne rien faire, ou presque. Presque, ce n'est pas assez. Elle fait ce qu'il faut pour qu'au dernier plan, vraiment, il n'y ait plus rien, plus qu'elle, là, vivante, souveraine.
En 1976, sortaient Jeanne Dielman, Salo, Taxi Driver, Une femme sous influence. C'était l'année de la révolution et il n'y en a pas eu. En 2011 sort Somewhere. Souhaitons que le cinéma soit aussi peu prédictif qu'en 1976.
2 commentaires:
Bon d’accord vu sous cette perspective 2011 s’annonce mal, bon d’accord le parallèle entre Chantal Akerman et Sofia Coppola est plutôt bien vu mais j’ai l’impression que c’est accorder trop d’importance à Somewhere que de le comparer à Jeanne Dielman. Le premier film d’Akerman c’est Saute ma ville, celui de S. Coppola c’est Lick the star. Ce n’est pas le même rapport au monde, ce n’est pas le même monde. La comparaison me semble bancale parce que les ambitions respectives des réalisatrices ne sont pas au même niveau.Je suis allée voir Somewhere en traînant des pieds et bizarrement je me retrouve à réclamer qu’on lui laisse la paix, qu’il n’y a pas besoin de lui chercher des poux mais n’empêche avec votre texte j’ai furieusement envie de revoir Jeanne Dielman et ce n’est pas que pour des raisons de purée ou de gigot...
C'est Sofia Coppola elle-même qui cite ce film d'Akerman comme l'une de ses références.
Evidemment, les deux sont incomparables. Et Somewhere n'est pas le pire film du monde. Mais il donne le ton, me semble-t-il, d'une époque, d'une génération sans rage, passive, seulement mélancolique et s'en contentant (s'y vautrant ?).
Parce qu'il est quand même question d'image quand on fait un film. Et faire un film sans tenter de changer les images (et même, au contraire, en reproduisant celles qui existent déjà), je n'en vois pas l'intérêt.
Quant aux envies, pourvu qu'elles soient furieuses !
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