C'est un film qui est comme le roman que Madame Muir, de par sa nature, sa féminité, sa condition sociale, et son histoire, aurait dû écrire, si ce n'était pas le Capitaine qui le lui avait dicté : quelque chose de désuet, transpirant d'érotisme et l'esquivant toujours, où une femme récupère une liberté minimale et vit cela comme une révolution. Gene Tierney y est invraisemblablement belle, et la musique de Bernard Hermann est poignante, gracieuse, alambiquée : elle semble déchirer l'espace, comme l'actrice, qui, elle, défie l'ordre naturel du monde.
Veuve depuis un an, Madame Muir décide de quitter sa belle-mère popote et sa belle-soeur acariâtre, pour vivre seule, avec sa fille et sa gouvernante, au bord de la mer, dans la maison qui lui plaît. La maison est hantée, dit-on - et, en effet, elle l'est. Très vite Madame Muir rencontre le fantôme du Capitaine, comme Lady Chatterley rencontre le garde-chasse : c'est-à-dire dans une forme d'évidence, d'outrage, de bravoure, et d'avidité de conscience. Elle ne s'en effraie pas. Au contraire, c'est le fantôme qui semble tomber le premier sous le charme de son hôte. On est dans ce film de Mankiewicz comme dans un roman de DH Lawrence : d'un geste infime naît une histoire, d'un minuscule mouvement de l'existence jaillit la connaissance d'une vérité profonde, par un tout petit déplacement de conscience se révèle la voie vers un nouveau monde.
On peut être agacé parfois par les dialogues un peu convenus et théâtraux - mais jamais par la mise en scène, douce, caressante, de Mankiewicz. Mise en scène présupposant notre candeur, notre foi en deux choses : l'image et le sentiment, et la façon dont l'un porte l'autre, sans qu'on puisse jamais déterminer lequel. Tout cela n'était-il qu'un rêve ? Et le rêve a-t-il fait naître le désir, ou bien était-ce l'inverse ?
Le film connaît deux temps. Le premier : l'installation dans la maison hantée, l'histoire de Madame Muir et du fantôme, et leur projet littéraire. Le deuxième : une fois le livre publié, une rencontre réelle entre Madame Muir et un auteur de livres pour enfants, un amour possible. Le second devrait effacer le premier - il ne fait que le rendre plus palpable, plus inscrit encore que ce qu'on avait pu penser. Le fantôme, jaloux de son rival matériel, abandonne Madame Muir, et lui glisse l'idée, une nuit, tandis qu'elle dort, que leur histoire n'était qu'un rêve. Il disparaît. Dans la maison, reste un portrait du Capitaine. Et ce portrait ne se trouve jamais aussi chargé de présence que lorsque le fantôme s'est absenté. Il devient le seul lien vers ce monde enfoui dans lequel Madame Muir pourtant vivait. Elle, veuve d'un vrai mari, devient alors, et alors seulement, vraiment veuve - veuve d'un souvenir changé en impression, d'un surcroît de conscience soudain obscurci. L'amour possible s'est révélé plus faible, plus lâche, que le grand impossible dans lequel elle s'était un temps jetée. La vie rêvée, plus prégnante que le monde réel, où elle avait cru bon de s'engager.
La fin du film est bouleversante. L'aventure de Madame Muir s'est chargé, seconde après seconde, d'un millier de regrets, de temps perdu, d'images insaisissables, d'infinis déçus, d'attentes floues, et de ce besoin terrible de consolation que peu de films expriment - Gertrud, Les parapluies de Cherbourg, Yi Yi, Le nouveau monde : des films qui ont épousé le mouvement contraint de la pellicule, flux plein mais subi, soumis à une durée.
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