Au théâtre, on a coutume de jouer et rejouer les classiques – on prend le texte d’Hamlet et on en propose une nouvelle version – un grand metteur en scène contemporain peut être révélé en montant une pièce de Shakespeare. On voit ça moins fréquemment au cinéma, où tout le monde veut créer quelque chose de nouveau, à moins qu’il ne s’agisse d’un remake, auquel cas on excuse le geste. Car, au cinéma, quand on reconnaît les images d’un film reproduites dans un autre, on dit que le cinéaste a copié. Ceux qui se revendiquent de tel ou tel auteur sont jugés maniéristes – forcément, il n’y a que la manière quand plane un tel interdit de reproduction. (De même, on commence à s’apercevoir que les écrivains d’aujourd’hui pillent les précédents sans citer leurs sources, et cela fait scandale, comme si le langage lui-même devait être l’invention de l’écrivain, comme si le verbe ‘être’ n’avait jamais existé avant Shakespeare.)
Or, on peut aussi penser que le réalisateur emprunte des images comme un metteur en scène emprunterait Hamlet et la réplique « être ou ne pas être » : pour en proposer une nouvelle version, pour redire (et remontrer) la même chose autrement, se jugeant digne d’en disposer peut-être, en tout cas pariant sur cet autrement qu’il entrevoit en lui, dans sa façon. Nous avons de l’art en général une conception de propriétaire : qu’est-ce qui appartient à qui ? On parcourt les musées d’art contemporain comme on survole les cadastres. Cette question (élucidée par le principe même du théâtre : la représentation est éphémère, aussi est-il possible et souhaitable de la répéter) pose problème au cinéma, renvoyant souvent à une autre question, d’ordre essentialiste : qu’est-ce que l’art ? On peut, en voyant le crâne rasé de Stalker reproduit dans Il était une fois en Anatolie, en voyant la pomme dans la rivière, en voyant le chien, se dire que l’art ce n’est pas ça – l’art n’est pas reproductible, il part de la nature (voire de rien) pour créer quelque chose (création pure, imitation, ou transformation), et n’est en aucun cas une question d’héritage ou de tradition, car la tradition conduit nécessairement à l’affaiblissement, voire à la perte, du geste premier (dont la force isolée, orpheline et stérile nous frappe d’autant plus qu’elle est tout le temps visible et disponible, aujourd’hui, avec les dvd). Faire un film ne peut pas être le résultat d’une aliénation.
On peut aussi réfléchir en d’autres termes, et plutôt que chercher à savoir ce qu’est l’art (ce qui nous conduit la plupart du temps à faire l’inventaire de tout ce qu’il n’est pas), on se demandera : où est l’art ? comment est-il ? à quoi ressemblerait-il maintenant ? Etant donné d’emblée (dès la première scène de Il était une fois en Anatolie) que l’art, c’est Stalker, il faut, pour appréhender la nature du travail de Nuri Bilge Ceylan, se demander ce qu’il fait du film de Tarkovski. La réponse est simple : il s’en sert ! (Que l’art soit utile, voilà une chose que l’essentialisme peine à admettre. Que les images d’un cinéaste fécondent la puissance d’agir d’un metteur en scène, c’est encore autre chose. Les essentialistes n’aiment pas beaucoup les pirates et veulent rendre à César ce qu’ils croient lui appartenir.)
Plus qu’il ne le copie (ce n’est pas seulement une affaire de goût, ce n’est pas un habit de luxe censé masquer un corps mal fait), Nuri Bilge Ceylan prend appui sur le film de Tarkovski, le pille, le dévalise, le presse comme un citron et l’exprime, en misant sur la singularité de son expression. Mais Ceylan est assez humble d’abord : c’est moins sa singularité d’artiste qui est ici en jeu que la singularité de sa caméra, de son pays, et de ses acteurs. Ces trois éléments (la technique, le lieu, l’humain) sont mis en scène aujourd’hui par Ceylan (le temps est le quatrième élément englobant les trois autres), qui leur offre Stalker comme écrin.
Il a pour cela un vrai talent : nous traversons cette nuit comme un rêve, nous apprenons à connaître chacun des personnages, nous nous habituons à eux, et nous nous émouvons de leur histoire qui transparaît en filigrane. Le mélodrame finit par crever le cœur de ce voyage au bout de la nuit, et l’on comprend que personne n’apprendra jamais rien, personne ne sera jamais capable de quoi que ce soit, l’homme sera toujours trop lâche, ou trop faible pour porter tout ce que le destin voudrait lui faire porter. Des morceaux de conscience se voilent. Les épiphanies sont aussitôt ravalées. La déglutition est pénible. Une opacité descend sur les hommes, qui sonne comme un fatum. On ne sait vraiment pas quoi faire de la mort, on cherche, on découpe, on décrit, on blague, et chacun sa partie, chacun sa spécialité car l’ensemble est hors de portée.
Mais le talent ne suffit pas à un metteur en scène. Il faut une âme, et il faut que cette âme nous parle – c’est alors une affaire de moment : on la trouvera aimable ce jour-là, cet autre non, quand Tarkovski nous accompagne tout le temps. Elle apparaît ici, l’âme de Ceylan, résolument tchekhovienne, comme le laissait déjà présager Nuages de mai, et elle est bien étrange, bien triste, étranglée de dépit. Le couple est un danger mortel, et les femmes sont des sorcières dont la beauté nous aveugle. Elles triompheront de notre ignorance volontaire et malaisée. D’ailleurs on ne se suicide que pour faire de la peine à quelqu’un (on : une femme ; quelqu’un : son mari). Comme si l’identité n’existait pas. Comme si se rejoindre était tout aussi impossible que rester seul. La mort se resserrant autour du couple et de l’histoire d’amour, l’individu toujours privé de quelque chose, d’une partie de lui-même ou de son histoire, voilà ce qui fait la singularité de Ceylan. Celle-ci peut être glaçante, ou bien jugée trop sentimentale, misogyne assurément, en tout cas elle est là. Le metteur en scène a déplacé Stalker de quelques kilomètres, quelques années, quelques visages et quelques changements technologiques. Il y a glissé sa détresse. Il en a fait un film plein.
Les films qui comme Stalker surgissent dans l’Histoire de l’Art sont rares, et on les reconnaît peut-être au fait qu’ils sont vides, qu’il y a de la place en eux pour venir y vivre. On ne peut pas vivre dans Il était une fois en Anatolie. On y passe, c’est bondé, il y a beaucoup de fantômes, des visages sculptés dans la roche apparaissent à la faveur d'un éclair. Peut-être Ceylan renonce-t-il à l’art avec ce film, en tout cas il renonce à quelque chose – à inventer peut-être, à survivre – mais il entend bien nous accompagner avec toute la tristesse dont il est capable, toute l’empathie aussi, comme un garde-fou. Stalker, au contraire, nous précipite dans une folie. Il y a d’un côté le cinéma, et de l’autre la mise en scène. D’un côté le texte, les images, Shakespeare, Tarkovski, de l’autre ceux qui oeuvrent pour manifester leur actualité (leur puissance toujours en acte). Ne dit-on pas que le théâtre, c’est Shakespeare ? Alors le cinéma, oui, c’est Tarkovski. Et il y a des gens qui s’occupent d’en faire quelque chose. Nuri Bilge Ceylan est un de ceux-là.
4 commentaires:
merci
Passionné par la lecture de votre billet. Presque trop même, je l'ai dévoré deux fois, j'ai envie de le relire plus posément. En tout cas, oui : merci.
Par ailleurs, ce n'est pas pour pinailler, et c'est peut-être un peu bas de plafond, mais je suis surpris que vous détachiez "Stalker" à ce point quand d'autres films de Tarkovski sont également très présents. Mais ça ne conteste pas votre texte en lui-même.
Merci à vous deux.
Cher D&D, je ne cite que Stalker pour ne pas trop me perdre dans le jeu des références, mais c'est vrai que beaucoup de films sont présents dans ce film, beaucoup de fantômes le peuplent. J'ai choisi Stalker, parce que je sais que c'est une référence absolue pour le cinéaste, qui l'a déjà cité ouvertement dans je ne sais plus quel film (Uzak je crois) où les personnages en regardaient un extrait à la télé.
Oui, je comprends. Et j'avais complètement oublié cet extrait de "Stalker" que vous mentionnez, certainement dans "Uzak" en effet (que j'aimerais revoir bientôt).
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