Les épisodes de Twin
Peaks sont tous construits, à de très rares exceptions près, selon le même
principe : un jour et une nuit dans la vie des protagonistes. Ce passage
du jour à la nuit est moins féérique que mécanique. La nuit, les signes
découverts dans la journée (la plupart du temps sous la forme de mots, et
parfois d’indices concrets) prennent l’allure de visions isolées, effrayantes
parce qu’autonomes : une main déterre un pendentif, une autre cache un
domino, que deviennent les idées que ces signes en eux-mêmes comportaient, qui
s’en empare, et pour en faire quoi ? La peur de la nuit vient du fait que
nous croyons que les signes cachent des idées. Par l’abolition du décor au
profit de l’image noire de la nuit, l’enchaînement des signes peut être modifié,
et l’idée qui aurait pu naître de cet enchaînement se trouver détériorée. On
croit que quelque chose est en train de nous échapper.
« Parfois, les idées, comme les hommes, surgissent pour
nous dire bonjour », annonce la très spinoziste femme à la bûche. C’est ce
surgissement de l’idée que décrit le deuxième épisode de Twin Peaks réalisé par David Lynch, surgissement qu’on assimilera
au passage du deuxième au troisième genre de connaissance selon Spinoza.
L’agent Cooper mène l’enquête. Dans la partie diurne de l’épisode, il applique
une méthode (fantasque, certes, d’inspiration très vaguement tibétaine, mais
rigoureuse), dans la partie nocturne, il rêve, et le rêve lui donne toute une
série de signes supplémentaires, formant une chaîne nouvelle. On ne peut
toutefois pas parler d’épiphanie : le rêve ne révèle rien, et le mot que
Laura chuchote dans l’oreille de Cooper lors du rêve est perdu, le spectateur
ne l’entendant pas et Cooper ne s’en souvenant pas. Le rêve au contraire brouille
un peu mieux les pistes. Quel est ce nouveau lieu, qui est ce nain, pourquoi
tout le monde parle-t-il si bizarrement ? Les indices s’ajoutent au lieu
de se compléter, empêchant l’analyse au profit du constat de l’étendue du
mystère . Le rêve de Cooper n’aura d’abord produit qu’un effet de
sidération. Et Lynch multiplie les lieux où le mystère s’incarne (après le One
Eyed Jacks, la salle aux rideaux rouges, chaque épisode ouvrant une porte
supplémentaire dans l’architecture tentaculaire de Twin Peaks et de la
connaissance des causes du meurtre de Laura Palmer) comme pour en dire la
vastitude. Dans la salle aux rideaux rouges, il y a une reproduction bon marché
de la Vénus de Milo qui semble nous dire : « les bras m’en tombent ».
C’est immense. Lynch nous place face à l’immensité. La série tente d’approcher
l’infini de la substance.
Deleuze explique que, pour Spinoza, « le signe est
toujours l’idée d’un effet saisi dans des conditions qui le séparent de ses
causes ». C’est ce qui le rend si mystérieux. Un nain qui danse dans une
salle tapissée de rideaux rouges, cela n’explique rien. Malgré tout, la vision
prend place dans l’esprit, comme l’image dans le montage, d’une façon qu’on
pourrait juger aléatoire si peu à peu elle n’allait révéler sa cause. Cooper
n’est pas dupe. Il sait que son imagination n’est pas libre – c’est-à-dire pas
déterminée seulement par lui-même. Selon Spinoza, l’enchaînement des idées
enveloppant la nature des choses se fait dans l’esprit : « cet
enchaînement se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps
humain », lequel est à distinguer de « l’enchaînement d’idée qui se
fait suivant l’ordre de l’intellect, grâce auquel l’esprit perçoit les choses
par leur première cause ».
Il poursuit en ces termes : « l’esprit, de la
pensée d’une chose, tombe aussitôt dans la pensée d’une autre chose qui n’a
aucune ressemblance avec la première ; comme, par exemple, de la pensée du
mot pomum, un Romain tombera aussitôt
dans la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni
rien de commun avec lui sinon que le corps de cet homme a souvent été affecté
par les deux, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu’il voyait ce fruit, et
c’est ainsi que chacun, d’une pensée, tombera dans une autre, suivant l’ordre
que l’habitude a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des
choses ». Tout est déterminé, et Cooper, bien que fantasque, ne se croit
pas plus libre que les autres – c’est ce qui fait sa force. En acceptant de
connaître ses déterminations, il se dégagera peu à peu du pouvoir qu’elles
exercent sur lui.
L’erreur, c’est de croire que cette faculté qu’a l’esprit
d’imaginer est libre. Or la femme à la bûche le dit bien : « tout ce
que nous voyons dans ce monde s’inspire des idées de quelqu’un. » Imaginer
n’est donc pas gratuit. Cooper ne rêve pas de
son fait, ne déduit pas par ses seules facultés : il rêve indien, il
déduit tibétain – il rêve autant qu’il est rêvé, aussi apparaît-il dans son
propre rêve. Il semble que son rêve n’est pas tout à fait le sien mais celui du
monde, auquel il s’abandonne. C’est le rêve de la substance qui le constitue et
qui constitue chacun des êtres. C’est Lynch qui rêve ses personnages en leur
attribuant des rêves. Cooper, quant à lui, passe
de la série au rêve de la série. Il a cette faculté de franchir, de traverser
les signes pour approcher un peu mieux l’idée qu’ils contiennent. Et s’il y a
une telle frénésie de signes dans Twin
Peaks, c’est parce que les réunir permet de mieux décrire ce qu’il faut
traverser pour voir vraiment ce qui les génère – autrement dit, voir la cause
première de toute chose (il y a du boulot).
L’Amérique est un territoire indien, Lynch s’en souvient, et
se permet donc de séparer visions et dialogues comme des choses qui ne
coïncident pas nécessairement, qui ne participent pas nécessairement de la même
idée. La vision est plutôt indienne (il y a chez Lynch un fantasme chamanique)
et le dialogue plutôt américain (il s’agirait ici d’un fantasme soap).
Qu’est-ce qui permet aux signes de se réunir sous l’égide
d’une idée adéquate ? La substance, dirait Spinoza, unique et infinie. Les
signes que nous percevons comme distincts les uns des autres participent tous
de cette même substance, dite « divine ». C’est que nous ne percevons
jamais la substance elle-même, mais l’infinité d’attributs qui en découlent et
qui ne se ressemblent pas. Pomum, apfel : deux mots désignant la même
chose. Quel mot sommes-nous le plus apte à percevoir comme désignant une
pomme ?
Pour Spinoza, l’âme et le corps sont les deux attributs d’une
même idée (l’idée de l’être), même s’ils ne se ressemblent pas. Pour Lynch,
jouant des dissociations entre son et image, le cinéma est comme un être.
Si chacun accorde sa confiance en la substance qui unifie le
grand ensemble qu’est Twin Peaks,
alors personne ne se perdra jamais, pas même un mauvais réalisateur, pas même
un tâcheron qui décidera de faire du bizarre pour épater la galerie. De toute
façon, tout est relié. Tout délire est par nécessité soumis à un principe
d’unité qui le détermine. L’auteur est donc super-puissant. On peut aller
n’importe où, quelque chose tient. On peut tout dissocier, quelque chose unit. N’importe
qui peut réaliser le prochain épisode et en faire absolument n’importe quoi, ce
n’est pas grave, ce n’est qu’une question d’étendue, Lynch s’est fait substance
et sait qu’aucun attribut ne pourra détruire, détériorer, ou modifier l’idée
adéquate qui l’enveloppe. Spinoza le dit bien : « Les choses qui
sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne
peuvent se concevoir qu’adéquatement. »
1 commentaire:
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