samedi 26 mai 2012

Cosmopolis - David Cronenberg


La grande idée du film, c'est que l'univers entier est compris dans la limousine où le héros, Eric Packer, trône comme un roi en son royaume, tandis qu'à l'extérieur tout n'est que singularité, rencontres, intimités qui échappent à sa volonté de contrôle. Il s'opère ainsi un rapport curieux entre le général et le particulier. Et on comprend que Cronenberg utilise la parole de ses personnages comme représentation sonore du monde : beaucoup de choses circulent, en très grande quantité, mais on ne peut jamais dire de quoi il s'agit vraiment, et ce n'est jamais vraiment mêlé aux bruits du monde - tout est unités isolées.
La minuscule idée du film, c'est d'avoir conservé les dialogues du roman de Don DeLillo, de telle sorte que Cosmopolis est comme un test : est-ce que ces dialogues dingues fonctionnent au cinéma ? Ils pourraient, si la saturation poétique à l'oeuvre était secondée par une mise en scène au moins aussi inventive, et ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas pour une raison simple : Cronenberg fait de Cosmopolis un film à la première personne (Rosetta à Wall Street, en gros), et s'il ponctuait de notations visuelles psychanalytiques le dialogue également très dense de Dangerous Method, il se contente ici de champs-contrechamps systématiques virant au formalisme. Les visions sont rares (seule celle du rappeur mort couché dans un berceau de fleurs, suivi par des derviches, et glissant le long d'une foule bien rangée me semble vraiment imposante esthétiquement) - et c'est passer à côté du livre que de ne pas épouser son mouvement visionnaire, c'est-à-dire toujours prompt à créer de l'inattendu et à faire se retourner l'avenir pour qu'il se montre à notre présent. Ici, rien n'est montré, rien n'est deviné, tout est appliqué. A la langue aventureuse de DeLillo, Cronenberg oppose un cinéma mou et vieux.
(A une question posée par un journaliste des Cahiers, concernant une scène du roman qui ne se trouve pas dans le film, Cronenberg, très sûr de lui, répond : "Un jeune cinéaste aurait été tenté de retranscrire cette scène, mais aurait fini par la couper au montage. Un cinéaste mûr comme moi sait que ça ne marcherait pas, et qu'il ne sert à rien de gaspiller du temps, de l'argent et de l'énergie à tenter de le faire." Visiblement, la méthode n'a plus rien de dangereuse. Il dit aussi, plus tard : "Aujourd'hui, je me sens proche de quelqu'un comme Samuel Beckett." C'est-à-dire ? Humble ? Mais Samuel Beckett aurait-il dit un truc aussi mondain que : "Les dictateurs nord-coréens sont à la fois comiques et dangereux" ?)
 

Au fond, je crois bien que toute la mise en scène de Cronenberg a consisté à réunir les éléments prouvant la richesse et le pouvoir de son personnage : un fauteuil-trône, une limousine spacieuse, des lunettes noires, un costume sobre mais élégant... Le riche fait discours. Quand on voit des gens riches et que ça semble réaliste, on s'en satisfait vite. On a vu ça ailleurs (chez Sofia Coppola notamment, toute entière occupée à trouver des beaux abats-jours et à faire reluire des capots de voitures de sport), et le pauvre ne le fait pas moins. Finalement, ce sont les deux seuls critères du cinéma contemporain : riche ou pauvre. En dehors de ça, ça n'intéresse plus personne. On va au cinéma comme on fouille un portefeuille. Ce qui est riche dit quelque chose du monde (grandiose, en général - le riche impressionne), et ce qui est pauvre aussi (triste, souvent - le pauvre émeut).

2 commentaires:

dr orlof a dit…

Analyse intéressante même si je ne partage pas ta déception. Pour ma part, je trouve que Cronenberg arrive à glisser un grain de sable dans la machinerie bien huilée de sa mise en scène (ce que tu appelles "formalisme"). Autant les dialogues de "A dangerous method" m'avaient un peu assommé, autant je les trouve assez intéressants parce qu'ils ne relèvent pas de la psychologie mais participent à l'abstraction générale du film.
Et j'ai été séduit par la coexistence entre ces deux univers qui se côtoient (celui d'Eric et le reste du monde) sans jamais se mélanger, si ce n'est par quelques retours d'une violence figurés de façon intense.

asketoner a dit…

J'ai le rapport inverse à ces deux films. Je trouvais que l'abstraction était d'autant plus grande dans A dangerous method que les dialogues étaient soutenus par une mise en scène parfois burlesque (psychanalytiquement burlesque) hyper rythmique. Dans celui-ci je ne vois que les champs contre champs et pas le grain de sable...