A la puissance politique de Hunger, qui montrait un corps emprisonné se révolter, succède le constat neutre de Shame, où le corps, refusant la révolte, devient prison. Le film est très inégal - on ne peut dire ça que d'un film qui contient plusieurs films en lui, et c'est le cas de Shame, ce qui le rend, bien que décevant, largement considérable.
Le mélodrame familial échoue à atteindre la métamorphose christique visée. On reste dans le signe, pas dans le flux. La musique, composée par la femme de ménage de Philip Glass, écrase tout, donnant à ces passages l’allure de dernier épisode de dernière saison de série HBO. Steve Mac Queen produit des figures et peine à trouver le mouvement - il voudrait reproduire l'exploit de Hunger, il trépigne et n'y parvient pas. Il fait la fin avant même de l'atteindre - comme s'il l'avait en tête à l'avance, comme s'il n'y avait pas de place pour une surprise. Paradoxalement, le film a peu de corps - plus d'objectifs que de chair à déployer. Les intentions sont verrouillées, inamovibles, on peine à voir sous le film la question, on ne voit qu’un propos.
La critique sociale, quant à elle, est bien trop collée aux clichés récents pour faire contrepoint : montrer New-York comme un repaire d’obsédés sexuels hygiénistes et polis mais sans foi ni loi, on a déjà vu ça. Les journaux, au lendemain de l'affaire DSK, ne titraient-ils pas, comme Steve Mac Queen, Shame ? Qu'est-ce que c'est que ce titre ? Shame, la honte. Evidemment le cinéaste vise un certain puritanisme. Mais il le vise avec les armes-mêmes du puritanisme : la descente aux enfers dans le back-room gay sur la musique de la femme de ménage de Philip Glass (encore elle) est du niveau d'Irréversible de Gaspar Noé. Jouissance et souffrance sont liées, d'accord, on a compris, la télé pense la même chose et les gouvernements aussi, DSK ne peut être atteint que de maladie, et Clinton s'est publiquement excusé.
Mais Shame, cette honte, est aussi le fantôme d'un drame psychologique à la marge duquel le film se tient toujours (plus aux aguets qu’en retrait). Entre le frère et la soeur, il n'y a que des disputes, il y a un passé lourd, indicible, peut-être sans histoire mais pas sans fantasme. Le scénario fabrique dans nos têtes une machine à former des soupçons d'inceste. La rencontre entre le frère et la soeur est psychanalytiquement ahurissante : elle est nue sous la douche, il est armé d'un énorme gourdin, tout va bien. On ne sait jamais vraiment si cet arsenal de non-dit vient à la rescousse d'un propos un peu faible et d'une émotion lâche, ou s'il joue comme puissance contradictoire (on nous montre un homme incapable de décoder sa propre vie, et dès lors prisonnier de certains codes que seul le spectateur voit - les personnages sont les acteurs très sérieux de leurs propres bouffonneries). Ce que Steve Mac Queen réussit à ce niveau-là (le niveau freudien, donc) naît de sa mise en scène. La soeur chante un New York New York ultra-lent au sommet d'un gratte-ciel, le frère verse une larme, mange "un crabe dans sa carapace" et devient impuissant. Le cinéaste tire le fil d'un mollissement de son personnage tout à fait passionnant, et non sans humour.
Et si le film souffre d'un scénario envahissant, pas très profond, un peu opportuniste (il est dans l'air du temps plus qu'il n'en crée un), ambigu aussi dans sa façon de brasser les clichés sans poser de regard clair sur eux (sans toujours les dépasser, en fait), il confirme malgré tout une chose : Steve Mac Queen est un très grand cinéaste.
Où Shame est sidérant, c'est dans la façon qu'il a, par la mise en scène uniquement, de parler de territoire. Le corps de Michael Fassbender est un territoire (que Steve Mac Queen, d'un film à l'autre, a tout simplement colonisé), son appartement en est le prolongement, et la ville est le suivant, l’infranchissable, l'ultime, le multiple contenant le singulier que le film figure (il n'y a pas d'ailleurs, sauf le New Jersey qui fait grimacer, et l'Irlande dont on se souvient avec nostalgie : l'ailleurs est un passé – ou un endroit d’où viennent les filles bronzées : Sao Paulo, Los Angeles, on tape ça sur le moteur de recherche du laptop du bureau, avec "hot pussy" ou "big boobs" à côté). Pas un hasard que les promenades du héros s'arrêtent souvent à l'East River ou à l'Hudson, Manhattan est une île, le film ne cesse de nous le rappeler : l'espace est défini par sa limite. "New York, New York", chante la soeur en visite à New York : le pléonasme a quelque chose ici de moins festif que carcéral. Il n'y a pas d'ailleurs, et encore moins d'altérité. Entre le corps et la ville naît une fusion à la fois morbide et érotique : la ville étreint et éteint la sexualité, la valide et l'étouffe en même temps. La sexualité a lieu d'être, dans le sens où elle est limitée à un territoire. Tout se passe comme si la ville elle-même avait été créée, dans des tons blancs gris bleutés, multipliant les surfaces de verre, pour que la dite-maladie s'y développe et s'y restreigne.
Shame est un film deleuzien. Il y a la tique, et il y a Brandon (le personnage de Michael Fassbender). La tique a trois percepts, Brandon n'en a pas beaucoup plus : il prend le métro, repère les filles, les baise, se branle dans sa salle de bains, tourne en rond dans son appartement, cumule les revues pornos, et laisse s'infiltrer toutes les webcams du monde dans son laptop, jusqu'à ce qu'une intruse débarque en la personne de sa soeur, intouchable, taboue, et donc hors-percept. Steve Mac Queen met en scène de façon extraordinaire la prise en compte par le héros de l'intrusion (ce plan où il soulève, du bout de sa batte de base-ball, un boa rouge : première fois qu'une couleur chaude apparaît à l'écran), et la réorganisation de son espace (le jogging nocturne, les poubelles, la drague classique, la garçonnière, puis la reconquête, un peu doloriste, certes, du phallus perdu, mais quand même). En revoyant Shame, on pourrait tracer des trajectoires, des zones. On pourrait mieux voir les flux entre les personnages (de désir ou de répulsion, de mort ou de tendresse – tous ces affects handicapant), entre Brandon et son quartier (il serait intéressant de regarder le film avec un plan de New York entre les mains). On pourrait aller plus loin dans la réflexion qu’il propose sur cette coexistence de l’hypersensibilité et de l’imperméabilité, de la sexualité orgiaque et du refoulement, de la puissance et de la faiblesse. Car le film n’oppose pas, ne thématise pas : il fragmente, relie, cartographie.
Le mélodrame familial échoue à atteindre la métamorphose christique visée. On reste dans le signe, pas dans le flux. La musique, composée par la femme de ménage de Philip Glass, écrase tout, donnant à ces passages l’allure de dernier épisode de dernière saison de série HBO. Steve Mac Queen produit des figures et peine à trouver le mouvement - il voudrait reproduire l'exploit de Hunger, il trépigne et n'y parvient pas. Il fait la fin avant même de l'atteindre - comme s'il l'avait en tête à l'avance, comme s'il n'y avait pas de place pour une surprise. Paradoxalement, le film a peu de corps - plus d'objectifs que de chair à déployer. Les intentions sont verrouillées, inamovibles, on peine à voir sous le film la question, on ne voit qu’un propos.
La critique sociale, quant à elle, est bien trop collée aux clichés récents pour faire contrepoint : montrer New-York comme un repaire d’obsédés sexuels hygiénistes et polis mais sans foi ni loi, on a déjà vu ça. Les journaux, au lendemain de l'affaire DSK, ne titraient-ils pas, comme Steve Mac Queen, Shame ? Qu'est-ce que c'est que ce titre ? Shame, la honte. Evidemment le cinéaste vise un certain puritanisme. Mais il le vise avec les armes-mêmes du puritanisme : la descente aux enfers dans le back-room gay sur la musique de la femme de ménage de Philip Glass (encore elle) est du niveau d'Irréversible de Gaspar Noé. Jouissance et souffrance sont liées, d'accord, on a compris, la télé pense la même chose et les gouvernements aussi, DSK ne peut être atteint que de maladie, et Clinton s'est publiquement excusé.
Mais Shame, cette honte, est aussi le fantôme d'un drame psychologique à la marge duquel le film se tient toujours (plus aux aguets qu’en retrait). Entre le frère et la soeur, il n'y a que des disputes, il y a un passé lourd, indicible, peut-être sans histoire mais pas sans fantasme. Le scénario fabrique dans nos têtes une machine à former des soupçons d'inceste. La rencontre entre le frère et la soeur est psychanalytiquement ahurissante : elle est nue sous la douche, il est armé d'un énorme gourdin, tout va bien. On ne sait jamais vraiment si cet arsenal de non-dit vient à la rescousse d'un propos un peu faible et d'une émotion lâche, ou s'il joue comme puissance contradictoire (on nous montre un homme incapable de décoder sa propre vie, et dès lors prisonnier de certains codes que seul le spectateur voit - les personnages sont les acteurs très sérieux de leurs propres bouffonneries). Ce que Steve Mac Queen réussit à ce niveau-là (le niveau freudien, donc) naît de sa mise en scène. La soeur chante un New York New York ultra-lent au sommet d'un gratte-ciel, le frère verse une larme, mange "un crabe dans sa carapace" et devient impuissant. Le cinéaste tire le fil d'un mollissement de son personnage tout à fait passionnant, et non sans humour.
Et si le film souffre d'un scénario envahissant, pas très profond, un peu opportuniste (il est dans l'air du temps plus qu'il n'en crée un), ambigu aussi dans sa façon de brasser les clichés sans poser de regard clair sur eux (sans toujours les dépasser, en fait), il confirme malgré tout une chose : Steve Mac Queen est un très grand cinéaste.
Où Shame est sidérant, c'est dans la façon qu'il a, par la mise en scène uniquement, de parler de territoire. Le corps de Michael Fassbender est un territoire (que Steve Mac Queen, d'un film à l'autre, a tout simplement colonisé), son appartement en est le prolongement, et la ville est le suivant, l’infranchissable, l'ultime, le multiple contenant le singulier que le film figure (il n'y a pas d'ailleurs, sauf le New Jersey qui fait grimacer, et l'Irlande dont on se souvient avec nostalgie : l'ailleurs est un passé – ou un endroit d’où viennent les filles bronzées : Sao Paulo, Los Angeles, on tape ça sur le moteur de recherche du laptop du bureau, avec "hot pussy" ou "big boobs" à côté). Pas un hasard que les promenades du héros s'arrêtent souvent à l'East River ou à l'Hudson, Manhattan est une île, le film ne cesse de nous le rappeler : l'espace est défini par sa limite. "New York, New York", chante la soeur en visite à New York : le pléonasme a quelque chose ici de moins festif que carcéral. Il n'y a pas d'ailleurs, et encore moins d'altérité. Entre le corps et la ville naît une fusion à la fois morbide et érotique : la ville étreint et éteint la sexualité, la valide et l'étouffe en même temps. La sexualité a lieu d'être, dans le sens où elle est limitée à un territoire. Tout se passe comme si la ville elle-même avait été créée, dans des tons blancs gris bleutés, multipliant les surfaces de verre, pour que la dite-maladie s'y développe et s'y restreigne.
Shame est un film deleuzien. Il y a la tique, et il y a Brandon (le personnage de Michael Fassbender). La tique a trois percepts, Brandon n'en a pas beaucoup plus : il prend le métro, repère les filles, les baise, se branle dans sa salle de bains, tourne en rond dans son appartement, cumule les revues pornos, et laisse s'infiltrer toutes les webcams du monde dans son laptop, jusqu'à ce qu'une intruse débarque en la personne de sa soeur, intouchable, taboue, et donc hors-percept. Steve Mac Queen met en scène de façon extraordinaire la prise en compte par le héros de l'intrusion (ce plan où il soulève, du bout de sa batte de base-ball, un boa rouge : première fois qu'une couleur chaude apparaît à l'écran), et la réorganisation de son espace (le jogging nocturne, les poubelles, la drague classique, la garçonnière, puis la reconquête, un peu doloriste, certes, du phallus perdu, mais quand même). En revoyant Shame, on pourrait tracer des trajectoires, des zones. On pourrait mieux voir les flux entre les personnages (de désir ou de répulsion, de mort ou de tendresse – tous ces affects handicapant), entre Brandon et son quartier (il serait intéressant de regarder le film avec un plan de New York entre les mains). On pourrait aller plus loin dans la réflexion qu’il propose sur cette coexistence de l’hypersensibilité et de l’imperméabilité, de la sexualité orgiaque et du refoulement, de la puissance et de la faiblesse. Car le film n’oppose pas, ne thématise pas : il fragmente, relie, cartographie.
1 commentaire:
"La descente aux enfers dans le back-room gay sur la musique de la femme de ménage de Philip Glass (encore elle) est du niveau d'Irréversible de Gaspar Noé.". Exactement ce qui m'a pris à la gorge devant cette scène.
D'accord aussi sur les liens avec HBO.
Sinon, j'arrive pas du tout à vous suivre, pour l'instant, sur ce film-là :-)
(Je relirai plus tard, peut-être plus calme !)
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