Au fond, Le cheval de Turin, c’est un film-Facebook. On a tous cliqué I like sur la page officielle de Bela Tarr, alors il nous a pris pour ce que nous sommes : des admirateurs. Et lui, il a cliqué I like sur la page officielle de Nietzsche, et il en a fait un film pour qu’on clique à notre tour. D’ailleurs, il nous donne un bel aperçu de la pensée de Nietzsche en trois minutes et quelques mots-clés, avec la visite d’un poivrot venu changer son statut en direct. Et puis, ce qu’il y a de bien, c’est qu’en gros Bela Tarr, pas du tout poseur, nous explique que Nietzsche on n’a pas compris et qu’on ne comprendra jamais. D’accord. Merci. Toi-même. On sait bien que le cinéma n'a pas de vocation pédagogique, mais il a au moins celle d'inventer. Or Bela Tarr ne fait plus que du Debord lyophilisé pour cinéphiles déprimés, où on mange des patates avec les doigts pour dire à quel point c'est nul la vie le monde le temps qui passe, et pour le dire de façon 'organique'.
On dirait un film fait avec le dégoût du cinéma plus qu'avec celui de la vie. On dirait que dans chaque plan le cinéaste nous dit : « le cinéma c’est pour les nazes, j’aurais préféré être peintre ». Non seulement il n’y a aucune modestie là-dedans, mais en plus il y a un problème : le temps, dans les plans du dernier film de Bela Tarr, ne passe pas, ne traverse pas l'image. Rien ne transforme celle-ci, posée d’emblée comme immuable. Chaque plan est la vision d’un auteur qui s’y croit, qui se la joue définitive et sans appel, mais qui a oublié la notion de durée – ou, plus précisément, qui a fini par croire que la durée n’était là que pour imposer la vision dans la rétine du spectateur soumis. Rien ne la fait bouger. Tout est l’œuvre du maître, sa vision réalisée, mais rien ne s’y passe, rien ne survient. Les plans sont beaux, mais leur beauté s’effiloche, à la manière de ce plan sur un drap blanc fraîchement étendu sur une corde à linge et présentant quelques plis – on les voit, c’est superbe, ça pourrait être une belle ponctuation, mais le cinéaste laisse traîner tout ça, et il n’y a plus de corps dans son film, il n’y a plus qu’une galerie de non-tableaux, de peinture contrariée. Un film qui aurait préféré faire comme le cheval : ne pas bouger.
Bela Tarr a besoin de six jours et deux heures vingt pour éteindre la lumière. C’est trop. Surtout quand on sait qu’éteindre la lumière signifie « fin du monde ». Victor Sjostrom, lui, dans Le vent, n’a besoin que d’une heure et demie et d’aucune musique pour atteindre le même point, sans l’emphase, sans l’écran noir.
Un comble : Bela Tarr montre la répétition pour nous dire qu’il y a répétition. Chantal Akerman, elle, n’a besoin que d’une journée de la vie de Jeanne Dielman pour nous montrer l’insupportable ennui – et en prime, avec les deux journées qui suivent, elle propose la Révolution, pas l’écran noir de dernière année d’études cinématographiques, 20/20 à la dissertation dont le sujet était "quelle représentation feriez-vous de la fin du monde ?"
Sur son compte Facebook, Bela Tarr a écrit : « j’arrête le cinéma ». La fin de son film ressemble à son dernier statut. Nous pensons désormais en statuts. Nous ne produisons plus que des statuts. Nous ne pouvons plus rien inventer, et la seule question qui tient, c’est : rester sur Facebook ou pas ? Mais que Bela reste ou parte, rien ne changera, les aphorismes nietzschéens auront été changés en statuts.
Le film est d'ailleurs construit comme une série de statuts : Bela Tarr en ras-le-bol de tirer sa charrette, Bela Tarr déteste les patates chaudes, Bela Tarr a un bras ankylosé, Bela Tarr se lève, Bela Tarr n’aime pas les gitans, Bela Tarr va chercher de l’eau au puits, Bela Tarr lutte contre l'illetrisme, Bela Tarr boit un canon, Bela Tarr ne trouve plus d’eau dans le puits, Bela Tarr veut se tirer d’ici, Bela Tarr revient, Bela Tarr aime tellement peu les patates chaudes qu’il ne les fait plus cuire, Bela Tarr éteint la lumière, Bela Tarr arrête le cinéma. Mais le statut est un statisme que ce cinéma d’esthète peine à faire vivre.
On s’est beaucoup moqué de Tree of life, mais le film proposait beaucoup de choses. Là, ce qu’il se passe dans Le cheval de Turin, c’est une idée très belle : Nietzsche devenu fou et relégué chez sa soeur, nous sommes restés du côté du cheval, et l’Humanité, de laquelle Nietzsche a été retranché, est sortie du plan d’immanence, du plan de coupe dans le chaos qui avait éveillé sa conscience. Mais on n’y est pas beaucoup entré, dans l’immanence – on n’en a rien vu. On n’a pas eu accès à ces mouvements infinis qui le régissent. Tout s’est passé comme si Bela Tarr avait confondu l’infini et la répétition. Regrettera-t-on les patates chaudes ? Alors c’est ça, vivre ? Ecraser des patates ? C’est cette pensée ultime qu’on atteint quand on a l’impression d’être devenu un maître et qu’on se dit qu’il est temps de se retirer ?
Beaucoup de films ont tourné autour des questions d’arbre et et d’horizon cette année. Infranchissable et perché chez Bela Tarr, bas et confondu chez Kelly Reichardt dans La dernière piste. Kelly Reichardt a trouvé l’éternel retour, tandis que Bela Tarr filme encore en gros plan la roue d’une charrette – il me semblait pourtant qu’on en avait fini avec le symbolisme.
Il y a de belles choses, notamment ce qui concerne le cheval, et cette scène où on est enfermé dans l’écurie avec lui – il y a aussi ces pertes d’appétit de chacun, mais ça ne suffit pas. Arrêter le cinéma avec ça ? Je crois que Bela Tarr, plutôt que de trouver une fin dans l’infini, a simplement perdu l’appétit.
On dirait un film fait avec le dégoût du cinéma plus qu'avec celui de la vie. On dirait que dans chaque plan le cinéaste nous dit : « le cinéma c’est pour les nazes, j’aurais préféré être peintre ». Non seulement il n’y a aucune modestie là-dedans, mais en plus il y a un problème : le temps, dans les plans du dernier film de Bela Tarr, ne passe pas, ne traverse pas l'image. Rien ne transforme celle-ci, posée d’emblée comme immuable. Chaque plan est la vision d’un auteur qui s’y croit, qui se la joue définitive et sans appel, mais qui a oublié la notion de durée – ou, plus précisément, qui a fini par croire que la durée n’était là que pour imposer la vision dans la rétine du spectateur soumis. Rien ne la fait bouger. Tout est l’œuvre du maître, sa vision réalisée, mais rien ne s’y passe, rien ne survient. Les plans sont beaux, mais leur beauté s’effiloche, à la manière de ce plan sur un drap blanc fraîchement étendu sur une corde à linge et présentant quelques plis – on les voit, c’est superbe, ça pourrait être une belle ponctuation, mais le cinéaste laisse traîner tout ça, et il n’y a plus de corps dans son film, il n’y a plus qu’une galerie de non-tableaux, de peinture contrariée. Un film qui aurait préféré faire comme le cheval : ne pas bouger.
Bela Tarr a besoin de six jours et deux heures vingt pour éteindre la lumière. C’est trop. Surtout quand on sait qu’éteindre la lumière signifie « fin du monde ». Victor Sjostrom, lui, dans Le vent, n’a besoin que d’une heure et demie et d’aucune musique pour atteindre le même point, sans l’emphase, sans l’écran noir.
Un comble : Bela Tarr montre la répétition pour nous dire qu’il y a répétition. Chantal Akerman, elle, n’a besoin que d’une journée de la vie de Jeanne Dielman pour nous montrer l’insupportable ennui – et en prime, avec les deux journées qui suivent, elle propose la Révolution, pas l’écran noir de dernière année d’études cinématographiques, 20/20 à la dissertation dont le sujet était "quelle représentation feriez-vous de la fin du monde ?"
Sur son compte Facebook, Bela Tarr a écrit : « j’arrête le cinéma ». La fin de son film ressemble à son dernier statut. Nous pensons désormais en statuts. Nous ne produisons plus que des statuts. Nous ne pouvons plus rien inventer, et la seule question qui tient, c’est : rester sur Facebook ou pas ? Mais que Bela reste ou parte, rien ne changera, les aphorismes nietzschéens auront été changés en statuts.
Le film est d'ailleurs construit comme une série de statuts : Bela Tarr en ras-le-bol de tirer sa charrette, Bela Tarr déteste les patates chaudes, Bela Tarr a un bras ankylosé, Bela Tarr se lève, Bela Tarr n’aime pas les gitans, Bela Tarr va chercher de l’eau au puits, Bela Tarr lutte contre l'illetrisme, Bela Tarr boit un canon, Bela Tarr ne trouve plus d’eau dans le puits, Bela Tarr veut se tirer d’ici, Bela Tarr revient, Bela Tarr aime tellement peu les patates chaudes qu’il ne les fait plus cuire, Bela Tarr éteint la lumière, Bela Tarr arrête le cinéma. Mais le statut est un statisme que ce cinéma d’esthète peine à faire vivre.
On s’est beaucoup moqué de Tree of life, mais le film proposait beaucoup de choses. Là, ce qu’il se passe dans Le cheval de Turin, c’est une idée très belle : Nietzsche devenu fou et relégué chez sa soeur, nous sommes restés du côté du cheval, et l’Humanité, de laquelle Nietzsche a été retranché, est sortie du plan d’immanence, du plan de coupe dans le chaos qui avait éveillé sa conscience. Mais on n’y est pas beaucoup entré, dans l’immanence – on n’en a rien vu. On n’a pas eu accès à ces mouvements infinis qui le régissent. Tout s’est passé comme si Bela Tarr avait confondu l’infini et la répétition. Regrettera-t-on les patates chaudes ? Alors c’est ça, vivre ? Ecraser des patates ? C’est cette pensée ultime qu’on atteint quand on a l’impression d’être devenu un maître et qu’on se dit qu’il est temps de se retirer ?
Beaucoup de films ont tourné autour des questions d’arbre et et d’horizon cette année. Infranchissable et perché chez Bela Tarr, bas et confondu chez Kelly Reichardt dans La dernière piste. Kelly Reichardt a trouvé l’éternel retour, tandis que Bela Tarr filme encore en gros plan la roue d’une charrette – il me semblait pourtant qu’on en avait fini avec le symbolisme.
Il y a de belles choses, notamment ce qui concerne le cheval, et cette scène où on est enfermé dans l’écurie avec lui – il y a aussi ces pertes d’appétit de chacun, mais ça ne suffit pas. Arrêter le cinéma avec ça ? Je crois que Bela Tarr, plutôt que de trouver une fin dans l’infini, a simplement perdu l’appétit.
2 commentaires:
Pas d'accord ! bien que vos arguments soient soient tous pertinents... en tous cas moi j'ai marché ; oui, c'est un nietzschéisme plutôt mort et dévitalisé qui est proposé là, plus beckettien que nietzschéen d'ailleurs. Mais comme vous le dites très bien dans votre (chouette) texte sur l'Apollonide : "C'est la même chose avec la personne qu'on aime : on l'aime absolument, elle nous fait aimer le monde entier, mais on se rend compte que le monde entier ne l'aime pas nécessairement (tant mieux, d'ailleurs)"
cordialement
Chez Beckett il y a un humour qui fait tout trembler, et qui empêche toute sentence de devenir une pose. Il y a aussi un mouvement qui part du minuscule pour atteindre l'immense écrasement. Là, Bela Tarr me semble poser d'emblée l'écrasement, et ne propose (je trouve) que du minuscule au bout de sa lorgnette.
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