Le cinéma de Jafar Panahi instille le doute avec beaucoup d’assurance. Assurance formelle d’abord. Dès le premier plan, on est renseigné sur un fait : Le miroir sera un film de mise en scène. La caméra, plantée au milieu d’un carrefour, va, comme la pointe d’un compas, saisir la sortie d’une école, le mouvement des élèves traversant deux rues, la troisième qu’un vieillard risque de ne pas franchir sain et sauf, et la quatrième où on verra une femme venant récupérer une des trois filles restées devant la grille. Premier cercle. Restent deux filles. Elles discutent et leur discussion nous renseigne sur le principe du film : Mina attend sa mère, qui a oublié de venir la chercher, et elle va devoir rentrer chez elle toute seule, malgré son bras cassé, son gros foulard et son anorak rose trois fois plus gros qu’elle. La caméra refait un cercle, suivant Mina cette fois, seule contre les cabines téléphoniques pas à sa taille, contre la circulation incessante, contre le vieillard qui ne veut toujours pas traverser – le cercle est une figure chère à Jafar Panahi, figure parfaite, ici donnée d’emblée, que le film s’ingéniera, ensuite, à contredire, par le brouillon, l’esquisse, la rature.
Une grosse rature surgit au milieu du film, que Ceci n’est pas un film dévoilait comme la scène primitive d’une psyché de cinéaste : Mina n’en peut plus de prendre des bus et d’entendre des âneries, elle veut arrêter le tournage. Jafar Panahi filme ça, cette colère soudaine, ce refus d’aller au bout de ce qui était prévu. Ce sera la charnière, le point de bascule : il y a, dans le cinéma, une place pour l’inattendu – ou du moins faut-il faire cette place. La mise en scène ne sera plus assujettie au scénario (Mina rentrera-t-elle chez elle ?), c’est-à-dire à sa fin, mais elle se déploiera, en multipliant les questions qu’elle seule peut poser : qui est Mina ? qui est Jafar Panahi ? qu’est-ce que c’est, Téhéran ? Le miroir, c’est la surface où viennent se rejoindre deux mondes : la fiction et le réel, la vie et le cinéma, Mina l’actrice et Mina le personnage. Est-ce qu’ils se ressemblent ? Qui régit ces images ? Un film est une rencontre entre l’image qu’on fait de nous et l’image qu’on devient – donner aux images une profondeur toute en surface, en affleurements, par l’histoire, par la durée, par les écarts qu’on ménage et par les codes qu’on donne ou qu’on retire de notre entendement.
La suite est un mélange étrange, souvent indistinct, de moments préparés et d’autres volés : la jeune actrice joue-t-elle à être une jeune actrice qui ne veut plus jouer dans le film ? On ne sait plus. On ne cesse de mettre en doute ce que nous voyons. Parfois nous ne voyons plus rien, nous sommes dans un embouteillage, nous perdons Mina, nous l’entendons seulement grâce au micro qu’elle a oublié de rendre, mais il arrive que nous ne l’entendions plus, parce que le son se perd aussi, et le film donne à voir autre chose, et pourtant il ne cesse de parler de Mina rentrant chez elle. C’est à cette position que nous assigne Panahi : celle du questionnement. Nous ne sommes pas de simples passagers d’un bus dans Téhéran, nous sommes les passagers d’un film. Et plutôt qu’à l’organisation de réponses prévues d’avance (le beau, mais quasiment hollywoodien, moment dans le bus où hommes et femmes sont séparés, où une vieille dame raconte sa vie, où un jeune homme tenant des lampes regarde une jeune fille assise au fond), c’est à l’extension des questions que nous allons assister, une manière de faire déborder celles-ci hors de l’histoire, dans la vie.
Quand on dit d’un film qu’il doit poser des questions plus qu’il ne doit apporter de réponses, c’est de ça qu’il s’agit : les questions vont nous accompagner. Panahi nous montre comment le cinéma peut traverser. Ce n’est pas seulement distinguer le vrai du faux, ce n’est pas qu’une histoire de caméra cachée, c’est surtout savoir, en permanence, ce qui nous meut, seul, dans une ville, ce qui fait qu’on veut quelque chose un temps puis qu’on ne le veut plus, ce qui, dans cette décision de ne plus vouloir, prolonge en l’altérant la volonté, ce qui fait qu’on s’obstine, ce qui fait qu’on renonce, et ce qui fait qu’un individu se soulève contre le destin qui lui est imposé. Etre attentif à toutes ces choses, voilà ce à quoi Le miroir nous incite.
Une grosse rature surgit au milieu du film, que Ceci n’est pas un film dévoilait comme la scène primitive d’une psyché de cinéaste : Mina n’en peut plus de prendre des bus et d’entendre des âneries, elle veut arrêter le tournage. Jafar Panahi filme ça, cette colère soudaine, ce refus d’aller au bout de ce qui était prévu. Ce sera la charnière, le point de bascule : il y a, dans le cinéma, une place pour l’inattendu – ou du moins faut-il faire cette place. La mise en scène ne sera plus assujettie au scénario (Mina rentrera-t-elle chez elle ?), c’est-à-dire à sa fin, mais elle se déploiera, en multipliant les questions qu’elle seule peut poser : qui est Mina ? qui est Jafar Panahi ? qu’est-ce que c’est, Téhéran ? Le miroir, c’est la surface où viennent se rejoindre deux mondes : la fiction et le réel, la vie et le cinéma, Mina l’actrice et Mina le personnage. Est-ce qu’ils se ressemblent ? Qui régit ces images ? Un film est une rencontre entre l’image qu’on fait de nous et l’image qu’on devient – donner aux images une profondeur toute en surface, en affleurements, par l’histoire, par la durée, par les écarts qu’on ménage et par les codes qu’on donne ou qu’on retire de notre entendement.
La suite est un mélange étrange, souvent indistinct, de moments préparés et d’autres volés : la jeune actrice joue-t-elle à être une jeune actrice qui ne veut plus jouer dans le film ? On ne sait plus. On ne cesse de mettre en doute ce que nous voyons. Parfois nous ne voyons plus rien, nous sommes dans un embouteillage, nous perdons Mina, nous l’entendons seulement grâce au micro qu’elle a oublié de rendre, mais il arrive que nous ne l’entendions plus, parce que le son se perd aussi, et le film donne à voir autre chose, et pourtant il ne cesse de parler de Mina rentrant chez elle. C’est à cette position que nous assigne Panahi : celle du questionnement. Nous ne sommes pas de simples passagers d’un bus dans Téhéran, nous sommes les passagers d’un film. Et plutôt qu’à l’organisation de réponses prévues d’avance (le beau, mais quasiment hollywoodien, moment dans le bus où hommes et femmes sont séparés, où une vieille dame raconte sa vie, où un jeune homme tenant des lampes regarde une jeune fille assise au fond), c’est à l’extension des questions que nous allons assister, une manière de faire déborder celles-ci hors de l’histoire, dans la vie.
Quand on dit d’un film qu’il doit poser des questions plus qu’il ne doit apporter de réponses, c’est de ça qu’il s’agit : les questions vont nous accompagner. Panahi nous montre comment le cinéma peut traverser. Ce n’est pas seulement distinguer le vrai du faux, ce n’est pas qu’une histoire de caméra cachée, c’est surtout savoir, en permanence, ce qui nous meut, seul, dans une ville, ce qui fait qu’on veut quelque chose un temps puis qu’on ne le veut plus, ce qui, dans cette décision de ne plus vouloir, prolonge en l’altérant la volonté, ce qui fait qu’on s’obstine, ce qui fait qu’on renonce, et ce qui fait qu’un individu se soulève contre le destin qui lui est imposé. Etre attentif à toutes ces choses, voilà ce à quoi Le miroir nous incite.
1 commentaire:
j'ai mis un lien vers votre article qu e 'ai trouvé très intéressant , mais un peu sérieux.
Luocine
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