En visite chez mes parents pour quelques jours, j'ai eu le bonheur de découvrir qu'Arte ne se contentait plus de passer des films en vf le dimanche. Le lundi aussi, c'est permis. Au programme : Les vestiges du jour, de James Ivory.
Il y a donc une part de la mise en scène du film qui m'a complètement échappé. Le doublage se prend les pieds dans les enjeux internationaux du scénario : archétypes socio-linguistiques suivant le niveau d'éducation des personnages, ainsi qu'accents attestant de leur 'provenance' (américaine ou allemande - l'accent neutre ne s'appliquant qu'aux Anglais -natifs- et aux Français -bien obligé-). L’impression d’un marché d’esclaves. Sur chacun une étiquette approximative indiquant leur provenance et leur rang social.
Je crois qu'un vrai bon doublage serait celui où un Africain aurait l'accent chinois, où les doubleurs s'appliqueraient uniquement à tout distancier (plutôt qu'à expliquer ce qui se voit et se dit), et s'amuseraient, même, à brouiller les pistes. Je pense au film de René Viénet, La dialectique peut-elle casser des briques ?, entreprise de mise en scène si décalée que par contraste le film original nous apparaît, peut-être plus crûment encore que s’il nous avait été livré tel quel.
Malgré cela, je n'ai aucune envie de revoir Les vestiges du jour dans sa langue d'origine. Une à une, les mites sortaient du pyjama familial et venaient mourir contre l'écran, sous les vapeurs de naphtaline émanant du chef d'oeuvre d'Ivory.
TV-grandes-chaînes, le magazine de référence de mes parents en matière de veillées culturelles, accorde trois étoiles aux Vestiges du jour, et déclare solennellement : "Une subtile et splendide adaptation du roman de Kazuo Ishiguro." Notez le "subtile ET splendide" - cela aurait pris une toute autre tournure si on avait remplacé le ET par un MAIS : "une subtile mais splendide adaptation". La splendeur, pour TV-grandes-chaînes, est définitivement du côté de la subtilité. C’est ce qu’on appelle un parti-pris éditorial majeur.
Quant à l'ouverture finale de la phrase ("roman de Kazuo Ishiguro"), elle place le lecteur dans un rapport de complicité (on sait tous de quoi on parle) et de bienveillance (si on ne le sait pas, on a envie de le savoir, mais pas honte de l'ignorer - l'exotisme du nom cité, Kazuo Ishiguro, autorise l'inconnu à le rester - TV-grandes-chaînes ne convoque pas Maurice Druon ou François Mauriac, comme les journalistes mal intentionnés cherchant à enfoncer leurs lecteurs dans une nullité culturelle indécrottable). Cet exotisme final est une véritable prise de risque de la part du journaliste, saluons-la.
Heureusement, la mention "Kazuo Ishiguro", si elle risque de décontenancer une partie du lectorat, se trouve contrebalancée par le terme d'"adaptation", et par la photographie à l'appui, montrant des visages bien blancs et des lèvres bien pincées (Anthony Hopkins et Emma Thompson : assurance pour le spectateur de trouver des grimaces familières et une guimauve sentimentale sans excès - "tout en retenue", "intériorisé", dit l'article : aucun trouble du sommeil n'est à prévoir).
Cette vignette est rehaussée d'une pastille 'COUP DE COEUR'. Il n'y en a pas plus de deux par soirée sur la grille des programmes de TV-grandes-chaînes. Ce soir, c'était Les vestiges du jour sur Arte, ou Le viager sur W9. Autant dire que la rédaction propose une sélection rigoureuse, voire élitiste, ne se laissant pas charmer par les sirènes de l'audimat (ainsi, ce même soir, la rediffusion de Un frère pour Ben, épisode de Joséphine ange gardien datant de 2003, était accompagnée d'une maigre étoile et d'un très sec : "Le scénario, simpliste, est rattrapé par la belle énergie de Mimie Mathy et la description de la psychologie des enfants." - qui aurait cru qu'une série de grande audience s'abandonnerait au simplisme ? et que Mimie Mathy accepterait un scénario fragile, voire racoleur ? Heureusement, TV-grandes-chaînes, sur le qui-vive, n'a pas laissé passer cette erreur de parcours).
Mais la pastille 'COUP DE COEUR' a aussi une autre fonction, quasi-subliminale, participant à la subtilité du drame de 2h10 de James Ivory. Ce 'COUP DE COEUR', glissé là, si près de Anthony Hopkins et de Emma Thompson, comme un troisième visage, comme un fantôme, comme une bulle de dialogue que personne n'aurait prononcé, ne serait-il pas une indication sur le mystère des Vestiges du jour ? Dans le beau résumé écrit par notre journaliste, il est dit du personnage de Anthony Hopkins qu'il s'agit d'un homme "plein de regrets et de remords, qui n'a jamais su exprimer ses sentiments et se demande s'il n'est pas passé à côté de sa vie". Et si cette vie meilleure était ce 'COUP DE COEUR' jamais formulé ? Et si TV-grandes-chaînes, discrètement, lançait à ses lecteurs une invitation à comprendre le fond du film ? Le fond, et la forme ! Les journalistes experts ne se sont pas laissés piéger par la rigueur des cadres et les costumes amidonnés des acteurs. Ils ont senti, sous le classicisme, sourdre une mélancolie juvénile, presque punk, d’un monde perdu. Et d'un coup de pastille violette, ils ont cru de leur devoir d'inviter le lecteur à partager leur émotion et leur compréhension. Personne ne saura assez les remercier.
Un soir, Anthony Hopkins, à son bureau, lit un roman. Emma Thompson lui rend visite avec quelques fleurs ("subtile et splendide"). Elle veut savoir ce qu'il lit. Il refuse de le lui dire. Elle ("subtile et splendide") insiste, le colle, et, tandis qu'il la contemple ("subtile et splendide"), plus proche de lui qu'elle n'a jamais été, découvre que le livre du rigide Hopkins n'est autre qu'un roman d'amour ("subtil et splendide").
Il y a donc une part de la mise en scène du film qui m'a complètement échappé. Le doublage se prend les pieds dans les enjeux internationaux du scénario : archétypes socio-linguistiques suivant le niveau d'éducation des personnages, ainsi qu'accents attestant de leur 'provenance' (américaine ou allemande - l'accent neutre ne s'appliquant qu'aux Anglais -natifs- et aux Français -bien obligé-). L’impression d’un marché d’esclaves. Sur chacun une étiquette approximative indiquant leur provenance et leur rang social.
Je crois qu'un vrai bon doublage serait celui où un Africain aurait l'accent chinois, où les doubleurs s'appliqueraient uniquement à tout distancier (plutôt qu'à expliquer ce qui se voit et se dit), et s'amuseraient, même, à brouiller les pistes. Je pense au film de René Viénet, La dialectique peut-elle casser des briques ?, entreprise de mise en scène si décalée que par contraste le film original nous apparaît, peut-être plus crûment encore que s’il nous avait été livré tel quel.
Malgré cela, je n'ai aucune envie de revoir Les vestiges du jour dans sa langue d'origine. Une à une, les mites sortaient du pyjama familial et venaient mourir contre l'écran, sous les vapeurs de naphtaline émanant du chef d'oeuvre d'Ivory.
TV-grandes-chaînes, le magazine de référence de mes parents en matière de veillées culturelles, accorde trois étoiles aux Vestiges du jour, et déclare solennellement : "Une subtile et splendide adaptation du roman de Kazuo Ishiguro." Notez le "subtile ET splendide" - cela aurait pris une toute autre tournure si on avait remplacé le ET par un MAIS : "une subtile mais splendide adaptation". La splendeur, pour TV-grandes-chaînes, est définitivement du côté de la subtilité. C’est ce qu’on appelle un parti-pris éditorial majeur.
Quant à l'ouverture finale de la phrase ("roman de Kazuo Ishiguro"), elle place le lecteur dans un rapport de complicité (on sait tous de quoi on parle) et de bienveillance (si on ne le sait pas, on a envie de le savoir, mais pas honte de l'ignorer - l'exotisme du nom cité, Kazuo Ishiguro, autorise l'inconnu à le rester - TV-grandes-chaînes ne convoque pas Maurice Druon ou François Mauriac, comme les journalistes mal intentionnés cherchant à enfoncer leurs lecteurs dans une nullité culturelle indécrottable). Cet exotisme final est une véritable prise de risque de la part du journaliste, saluons-la.
Heureusement, la mention "Kazuo Ishiguro", si elle risque de décontenancer une partie du lectorat, se trouve contrebalancée par le terme d'"adaptation", et par la photographie à l'appui, montrant des visages bien blancs et des lèvres bien pincées (Anthony Hopkins et Emma Thompson : assurance pour le spectateur de trouver des grimaces familières et une guimauve sentimentale sans excès - "tout en retenue", "intériorisé", dit l'article : aucun trouble du sommeil n'est à prévoir).
Cette vignette est rehaussée d'une pastille 'COUP DE COEUR'. Il n'y en a pas plus de deux par soirée sur la grille des programmes de TV-grandes-chaînes. Ce soir, c'était Les vestiges du jour sur Arte, ou Le viager sur W9. Autant dire que la rédaction propose une sélection rigoureuse, voire élitiste, ne se laissant pas charmer par les sirènes de l'audimat (ainsi, ce même soir, la rediffusion de Un frère pour Ben, épisode de Joséphine ange gardien datant de 2003, était accompagnée d'une maigre étoile et d'un très sec : "Le scénario, simpliste, est rattrapé par la belle énergie de Mimie Mathy et la description de la psychologie des enfants." - qui aurait cru qu'une série de grande audience s'abandonnerait au simplisme ? et que Mimie Mathy accepterait un scénario fragile, voire racoleur ? Heureusement, TV-grandes-chaînes, sur le qui-vive, n'a pas laissé passer cette erreur de parcours).
Mais la pastille 'COUP DE COEUR' a aussi une autre fonction, quasi-subliminale, participant à la subtilité du drame de 2h10 de James Ivory. Ce 'COUP DE COEUR', glissé là, si près de Anthony Hopkins et de Emma Thompson, comme un troisième visage, comme un fantôme, comme une bulle de dialogue que personne n'aurait prononcé, ne serait-il pas une indication sur le mystère des Vestiges du jour ? Dans le beau résumé écrit par notre journaliste, il est dit du personnage de Anthony Hopkins qu'il s'agit d'un homme "plein de regrets et de remords, qui n'a jamais su exprimer ses sentiments et se demande s'il n'est pas passé à côté de sa vie". Et si cette vie meilleure était ce 'COUP DE COEUR' jamais formulé ? Et si TV-grandes-chaînes, discrètement, lançait à ses lecteurs une invitation à comprendre le fond du film ? Le fond, et la forme ! Les journalistes experts ne se sont pas laissés piéger par la rigueur des cadres et les costumes amidonnés des acteurs. Ils ont senti, sous le classicisme, sourdre une mélancolie juvénile, presque punk, d’un monde perdu. Et d'un coup de pastille violette, ils ont cru de leur devoir d'inviter le lecteur à partager leur émotion et leur compréhension. Personne ne saura assez les remercier.
Un soir, Anthony Hopkins, à son bureau, lit un roman. Emma Thompson lui rend visite avec quelques fleurs ("subtile et splendide"). Elle veut savoir ce qu'il lit. Il refuse de le lui dire. Elle ("subtile et splendide") insiste, le colle, et, tandis qu'il la contemple ("subtile et splendide"), plus proche de lui qu'elle n'a jamais été, découvre que le livre du rigide Hopkins n'est autre qu'un roman d'amour ("subtil et splendide").
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