Des hommes encapuchonnés portent des bidons d’essence. Sur leur barque ils traversent des mers zébrées. Ils accostent sur l’île de Matiora, qu’ils enflammeront, avant de l’inonder. Le film s’ouvre ainsi : ce que nous verrons a été sauvé du feu. Ce que nous verrons sera englouti. C’est l’Atlantide – c’est, comme dans Roma de Fellini, la pièce aux gravures qui s’effacent dès lors qu’elles entrent en contact avec l’air de l’extérieur.
Il y a deux discours. D’un côté, un certain passéisme, incarné notamment par la plus vieille des vieilles du village, chamane inspirée, parlant à la terre, dialoguant avec les morts, secouant les arbres pour entendre leur secret. De l’autre, la modernité, incarnée par les hommes, les ouvriers, les responsables d’Etat. Bien sûr, l’enjeu de Klimov n’est pas de donner raison à l’un ou à l’autre. Le cinéaste est là pour observer, accompagner la perte. C’est son point de vue, délibérément empathique. Souvent, il filme à la place du petit garçon muet, en caméra objective, les paroles des uns et des autres. Et à chacun des discours trop argumentés (« nous avons les yeux devant et non derrière, car nous devons aller de l’avant », dit le maire), il oppose le contrechamp sur le visage du muet. Les paroles se perdent dans son silence. Le sens qu’on voudrait donner à cette histoire est rendu caduc par sa seule présence.
Le film est une série de départs. On voit les villageois, les uns après les autres, quitter l’île. On voit un paradis en train d’être perdu. Les partants seront logés au pays des briques et des motocyclettes, dans des immeubles alignés géométriquement, et séparés entre eux par des rues qui ne sont encore que des tranchées. Les vieilles isbas prennent feu. Et c’est toujours au soleil couchant qu’on salue les bateaux entraînant au loin ceux qui ont cédé. A la fin de la première partie, on emmène les enfants à l’internat. De petits groupes en sursis les saluent, les pieds dans l’eau. Le maire court après le bateau : les enfants ont oublié le squelette des leçons d’anatomie.
Ce qui impressionne chez Klimov, c’est la simplicité des émotions qu’il convoque. Cristallines, on les croirait taillées, transparentes et pleines de reflets. Au moment de faucher les foins, un vieux monsieur déguisé avec de l’herbe court après les enfants, une femme rit en lançant le foin dans la charrue, les enfants s’y cachent, le vieux monsieur les cherche, une femme chante, les faucheurs avancent dans le champ avec des mouvements réguliers, les vieilles amènent le samovar, le thé est prêt : tout est ainsi, à la fois linéaire et cosmique, entraîné par un temps mi-humain mi-divin, sans effort, sans démonstration. Et de ce thé, on passe à la fête. Les paysans dansent sur de la pop, les plus vieilles improvisent, et tout le monde court pour le grand bain, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’accordéoniste a incendié sa maison. Le lendemain, une pluie de cendres s’abat sur le paysage plat et brumeux de l’île. C’est une énergie dionysiaque qui s’empare du film, pris dans une logique de dépense, de danse, de brûlure. Et quand tout retombe, cela n’a rien à voir avec les tragédies latines, mais plutôt avec une résignation slave, une tristesse vécue comme le retrait d’une joie. Ainsi ce moment où une femme appuyée à la clôture annonce la mort d’Egor : sa voix faible se brise, les paysannes et l’enfant muet la regardent, tandis qu’au loin on tente d’incendier un arbre qui résiste.
« Pourquoi vis-tu sur cette Terre ? », demande-t-on au maire, qui ne veut plus être responsable de l’évacuation de l’île, qui ne veut plus porter la faute. C’est la grande question du film : le mystère de la présence humaine. Aussi les traits semblent-ils un peu grossiers au début, presque caricaturaux, mais plus le film avance, plus on est ému par la fragilité des figures. Le cinéaste enchaîne les tableaux : la dernière récolte des pommes de terre dans la brume, les ouvriers et les paysannes qui partagent un verre de lait, le bateau qui s’en va tandis que sur la rive on découvre deux maisons incendiées… Plans magistraux, qui nous laissent croire que s’il y a bien une certitude en ce monde, c’est Dieu, et s’il y a bien un doute, c’est l’homme. « Le même sort nous attend tous. On nous abandonnera, et on nous oubliera », dit la vieille. Lorsqu’elle part dans la forêt invoquer la terre-mère, les plans se mélangent suivant une alchimie nouvelle : une fourmilière, une source, des mains, le soleil.
Au cœur du film, il y a un arbre. D’abord, les hommes encapuchonnés tentent de l’abattre avec une hache, mais ils n’y parviennent pas. Plus tard, les mêmes hommes tentent encore de renverser l’arbre, à l’aide d’une machine puissante et d’un jeu de corde solide. Mais la corde craque, et l’arbre résiste. Les villageois observent les mutilations de l’arbre seul au milieu du champ. Comme si l’arbre, en tombant, allait laisser la terre s’ouvrir ; comme s’il était le siphon nécessaire au maintien de cette terre. L’arbre résiste, et l’accordéoniste fou s’empare du bulldozer, et fonce contre l’arbre. La vitre éclate. Il a le visage en sang. Il quitte l’île. Les départs s’accumulent. On bourre les maisons de foin et d’essence, on brandit une torche sous les regards de ceux qui restent. Mais le feu ne prend jamais volontairement. C’est toujours un accident. Le destin échappe. Un personnage regarde la caméra et écarte les bras, impuissant. Enfin, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’arbre. L’arbre s’enflamme, mais il reste debout. Le lendemain, au cimetière (les morts n’ont pas été déplacés, contrairement à ce qui avait été promis), la vieille trouve une couronne de fleurs pleine de cendres.
Sur l’île, il ne reste plus que les vieilles, l’enfant muet, et l’homme qui courait après les enfants. Ils ne veulent pas partir. Ils demandent de passer une dernière nuit chez eux. Ils demandent cela chaque jour. La plus vieille des vieilles se décide à brûler sa maison. Mais avant cela, elle veut la nettoyer. Elle passe la nuit, sous le regard des autres, à briquer le parquet, épousseter le plafond, décorer de fleurs les fenêtres. C’est la dernière veillée avant l’oubli. A l’aube, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’isba, et repartent sur leur barque loin de l’île. La vieille est assise sous l’arbre. Son visage est inscrit dans l’écorce. Il a plus de dix-mille ans. Sur la terre ferme, on ne sait pas quand les derniers se décideront. L’accordéoniste réveille le maire à l’aube. Ils partent ensemble en bateau pour les chercher. Le lendemain, le barrage sera construit et l’île sera inondée. En bateau dans la brume, ils cherchent l’île mais ils ne la trouvent plus. Ils scrutent le brouillard, ils crient, allument des flambeaux, font siffler les sirènes… l’île a disparu. Alors on voit ceux qui restent. Ils sont ensemble dans la dernière maison. Ils ne savent plus s’ils sont morts ou vivants. Ils ne rejoindront pas les autres, ils resteront. L’île est sous le brouillard. Seules quelques formes émergent. La vieille voit quelque chose : une lumière dorée, une musique dans l’arbre survivant.
Il y a deux discours. D’un côté, un certain passéisme, incarné notamment par la plus vieille des vieilles du village, chamane inspirée, parlant à la terre, dialoguant avec les morts, secouant les arbres pour entendre leur secret. De l’autre, la modernité, incarnée par les hommes, les ouvriers, les responsables d’Etat. Bien sûr, l’enjeu de Klimov n’est pas de donner raison à l’un ou à l’autre. Le cinéaste est là pour observer, accompagner la perte. C’est son point de vue, délibérément empathique. Souvent, il filme à la place du petit garçon muet, en caméra objective, les paroles des uns et des autres. Et à chacun des discours trop argumentés (« nous avons les yeux devant et non derrière, car nous devons aller de l’avant », dit le maire), il oppose le contrechamp sur le visage du muet. Les paroles se perdent dans son silence. Le sens qu’on voudrait donner à cette histoire est rendu caduc par sa seule présence.
Le film est une série de départs. On voit les villageois, les uns après les autres, quitter l’île. On voit un paradis en train d’être perdu. Les partants seront logés au pays des briques et des motocyclettes, dans des immeubles alignés géométriquement, et séparés entre eux par des rues qui ne sont encore que des tranchées. Les vieilles isbas prennent feu. Et c’est toujours au soleil couchant qu’on salue les bateaux entraînant au loin ceux qui ont cédé. A la fin de la première partie, on emmène les enfants à l’internat. De petits groupes en sursis les saluent, les pieds dans l’eau. Le maire court après le bateau : les enfants ont oublié le squelette des leçons d’anatomie.
Ce qui impressionne chez Klimov, c’est la simplicité des émotions qu’il convoque. Cristallines, on les croirait taillées, transparentes et pleines de reflets. Au moment de faucher les foins, un vieux monsieur déguisé avec de l’herbe court après les enfants, une femme rit en lançant le foin dans la charrue, les enfants s’y cachent, le vieux monsieur les cherche, une femme chante, les faucheurs avancent dans le champ avec des mouvements réguliers, les vieilles amènent le samovar, le thé est prêt : tout est ainsi, à la fois linéaire et cosmique, entraîné par un temps mi-humain mi-divin, sans effort, sans démonstration. Et de ce thé, on passe à la fête. Les paysans dansent sur de la pop, les plus vieilles improvisent, et tout le monde court pour le grand bain, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’accordéoniste a incendié sa maison. Le lendemain, une pluie de cendres s’abat sur le paysage plat et brumeux de l’île. C’est une énergie dionysiaque qui s’empare du film, pris dans une logique de dépense, de danse, de brûlure. Et quand tout retombe, cela n’a rien à voir avec les tragédies latines, mais plutôt avec une résignation slave, une tristesse vécue comme le retrait d’une joie. Ainsi ce moment où une femme appuyée à la clôture annonce la mort d’Egor : sa voix faible se brise, les paysannes et l’enfant muet la regardent, tandis qu’au loin on tente d’incendier un arbre qui résiste.
« Pourquoi vis-tu sur cette Terre ? », demande-t-on au maire, qui ne veut plus être responsable de l’évacuation de l’île, qui ne veut plus porter la faute. C’est la grande question du film : le mystère de la présence humaine. Aussi les traits semblent-ils un peu grossiers au début, presque caricaturaux, mais plus le film avance, plus on est ému par la fragilité des figures. Le cinéaste enchaîne les tableaux : la dernière récolte des pommes de terre dans la brume, les ouvriers et les paysannes qui partagent un verre de lait, le bateau qui s’en va tandis que sur la rive on découvre deux maisons incendiées… Plans magistraux, qui nous laissent croire que s’il y a bien une certitude en ce monde, c’est Dieu, et s’il y a bien un doute, c’est l’homme. « Le même sort nous attend tous. On nous abandonnera, et on nous oubliera », dit la vieille. Lorsqu’elle part dans la forêt invoquer la terre-mère, les plans se mélangent suivant une alchimie nouvelle : une fourmilière, une source, des mains, le soleil.
Au cœur du film, il y a un arbre. D’abord, les hommes encapuchonnés tentent de l’abattre avec une hache, mais ils n’y parviennent pas. Plus tard, les mêmes hommes tentent encore de renverser l’arbre, à l’aide d’une machine puissante et d’un jeu de corde solide. Mais la corde craque, et l’arbre résiste. Les villageois observent les mutilations de l’arbre seul au milieu du champ. Comme si l’arbre, en tombant, allait laisser la terre s’ouvrir ; comme s’il était le siphon nécessaire au maintien de cette terre. L’arbre résiste, et l’accordéoniste fou s’empare du bulldozer, et fonce contre l’arbre. La vitre éclate. Il a le visage en sang. Il quitte l’île. Les départs s’accumulent. On bourre les maisons de foin et d’essence, on brandit une torche sous les regards de ceux qui restent. Mais le feu ne prend jamais volontairement. C’est toujours un accident. Le destin échappe. Un personnage regarde la caméra et écarte les bras, impuissant. Enfin, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’arbre. L’arbre s’enflamme, mais il reste debout. Le lendemain, au cimetière (les morts n’ont pas été déplacés, contrairement à ce qui avait été promis), la vieille trouve une couronne de fleurs pleine de cendres.
Sur l’île, il ne reste plus que les vieilles, l’enfant muet, et l’homme qui courait après les enfants. Ils ne veulent pas partir. Ils demandent de passer une dernière nuit chez eux. Ils demandent cela chaque jour. La plus vieille des vieilles se décide à brûler sa maison. Mais avant cela, elle veut la nettoyer. Elle passe la nuit, sous le regard des autres, à briquer le parquet, épousseter le plafond, décorer de fleurs les fenêtres. C’est la dernière veillée avant l’oubli. A l’aube, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’isba, et repartent sur leur barque loin de l’île. La vieille est assise sous l’arbre. Son visage est inscrit dans l’écorce. Il a plus de dix-mille ans. Sur la terre ferme, on ne sait pas quand les derniers se décideront. L’accordéoniste réveille le maire à l’aube. Ils partent ensemble en bateau pour les chercher. Le lendemain, le barrage sera construit et l’île sera inondée. En bateau dans la brume, ils cherchent l’île mais ils ne la trouvent plus. Ils scrutent le brouillard, ils crient, allument des flambeaux, font siffler les sirènes… l’île a disparu. Alors on voit ceux qui restent. Ils sont ensemble dans la dernière maison. Ils ne savent plus s’ils sont morts ou vivants. Ils ne rejoindront pas les autres, ils resteront. L’île est sous le brouillard. Seules quelques formes émergent. La vieille voit quelque chose : une lumière dorée, une musique dans l’arbre survivant.
4 commentaires:
Précision : ce n'est pas l'accordéoniste qui monte dans le bulldozer, mais le petit fils, si j'ai bien compris, de Daria.
Il faut fuir Matiora, "en habits de fête, c'est obligatoire".
Je pense avoir complètement confondu les deux pendant toute la durée du film. En effet, j'étais persuadé que le petit-fils de Daria n'était autre que l'accordéoniste... Mais lequel met le feu à sa maison tandis que les autres se baignent ?
Cette phrase, c'est drôle, je l'avais notée aussi, celle des habits de fête.
C'est bien "le fou" (l'accordéoniste) qui met le feu. On le voit, dans la scène suivante, être félicité par le maire, portant l'imperméable transparent ("prenez exemple sur lui"),... et lui, tout à fait content.
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