Le voyage à Tokyo, c'est la visite d'un couple de sexagénaires provinciaux à leurs enfants citadins.
La première partie a tout du film d'horreur. Les parents semblent revenir d'entre les morts. Ozu multiplie les gros plans sur les visages crispés. C'est une invasion à la Romero, lente mais inflexible. Les parents ne viennent pas rendre visite, mais plutôt vérifier. Tels des goules, ils se nourrissent de considérations sur la vie de leurs enfants - autant dire : de chair fraîche. Il n'y a, dans les rapports, pas la moindre familiarité. Juste une terrible, tétanisante étrangeté.
Et puis, peu à peu, l'étrangeté change de camp. Affrontant leurs fantasmes désillusionnés (le fils est médecin, mais en banlieue ; la fille est devenue méchante depuis qu'elle s'est mariée ; et la veuve de leur fils défunt leur témoigne plus d'affection que quiconque), les parents se mettent à vivre (un vertige sur la jetée, une soulerie d'un soir, quelques mots échangés qui échappent aux convenances), s'animent soudain. En revanche, les enfants semblent dévitalisés, aliénés. Il y a un permanent jeu de vases communicants : quand les uns s'amusent, les autres sont agacés. Cela rend tout lien impossible.
Ainsi, ce qui apparaissait comme la vérité d'un instant (la méchanceté de la fille, notamment, plutôt drôle au début, presque séduisante) devient une habitude mesquine. On en vient à ne plus savoir qui sont les fantômes. Tous peut-être, tous incapables de se lier autrement que par des arrangements sinistres. La veuve du fils défunt est la seule à échapper à cela. Il y a entre elle et les parents une souffrance partagée. Son personnage donne au film une respiration essentielle. Autrement, tout est compté (les gâteaux un peu trop chers alors que les galettes auraient fait l'affaire, les vêtements de deuil avant le deuil, le séjour à la station thermale savamment monnayé, les appels des uns aux autres pour savoir qui s'occupera des parents le lendemain). Ce qui semblait précis, matériel, ancré dans le réel, se révèle pétri d'angoisses. On ne cesse de taper sur les murs - soi-disant pour les épousseter - et sur les corps avec des éventails - soi-disant pour chasser les moustiques - en vérité, il s'agirait plutôt de se rassurer quant à la permanence de la matière. Chez Ozu, à chaque coup d'éventail, on entend : "suis-je bien présent ?"
"Soigne tes parents avant leur enterrement", dit un proverbe japonais. Le voyage à Tokyo réconcilie le style à la fois minutieux et burlesque de Ozu - une forme de cruauté empathique. On voudrait faire de ce cinéaste un observateur scrupuleux du quotidien - c'est vrai, mais il n'est pas béat : je pense qu'il traque, dans ce quotidien, la névrose, la folie, le système, la mort, tout cet arsenal invisible, qu'il révèle, non en le pointant du doigt, mais en l'inscrivant dans le temps.
Finalement, le mélodrame surgit dans la fiction. Ozu met à l'épreuve la surface du monde qu'il vient d'inventer, de construire peu à peu, d'organiser. Cette surface, aussitôt, redevient lisse. Mais le cinéaste observe comment douleurs et haines sont redistribuées.
La première partie a tout du film d'horreur. Les parents semblent revenir d'entre les morts. Ozu multiplie les gros plans sur les visages crispés. C'est une invasion à la Romero, lente mais inflexible. Les parents ne viennent pas rendre visite, mais plutôt vérifier. Tels des goules, ils se nourrissent de considérations sur la vie de leurs enfants - autant dire : de chair fraîche. Il n'y a, dans les rapports, pas la moindre familiarité. Juste une terrible, tétanisante étrangeté.
Et puis, peu à peu, l'étrangeté change de camp. Affrontant leurs fantasmes désillusionnés (le fils est médecin, mais en banlieue ; la fille est devenue méchante depuis qu'elle s'est mariée ; et la veuve de leur fils défunt leur témoigne plus d'affection que quiconque), les parents se mettent à vivre (un vertige sur la jetée, une soulerie d'un soir, quelques mots échangés qui échappent aux convenances), s'animent soudain. En revanche, les enfants semblent dévitalisés, aliénés. Il y a un permanent jeu de vases communicants : quand les uns s'amusent, les autres sont agacés. Cela rend tout lien impossible.
Ainsi, ce qui apparaissait comme la vérité d'un instant (la méchanceté de la fille, notamment, plutôt drôle au début, presque séduisante) devient une habitude mesquine. On en vient à ne plus savoir qui sont les fantômes. Tous peut-être, tous incapables de se lier autrement que par des arrangements sinistres. La veuve du fils défunt est la seule à échapper à cela. Il y a entre elle et les parents une souffrance partagée. Son personnage donne au film une respiration essentielle. Autrement, tout est compté (les gâteaux un peu trop chers alors que les galettes auraient fait l'affaire, les vêtements de deuil avant le deuil, le séjour à la station thermale savamment monnayé, les appels des uns aux autres pour savoir qui s'occupera des parents le lendemain). Ce qui semblait précis, matériel, ancré dans le réel, se révèle pétri d'angoisses. On ne cesse de taper sur les murs - soi-disant pour les épousseter - et sur les corps avec des éventails - soi-disant pour chasser les moustiques - en vérité, il s'agirait plutôt de se rassurer quant à la permanence de la matière. Chez Ozu, à chaque coup d'éventail, on entend : "suis-je bien présent ?"
"Soigne tes parents avant leur enterrement", dit un proverbe japonais. Le voyage à Tokyo réconcilie le style à la fois minutieux et burlesque de Ozu - une forme de cruauté empathique. On voudrait faire de ce cinéaste un observateur scrupuleux du quotidien - c'est vrai, mais il n'est pas béat : je pense qu'il traque, dans ce quotidien, la névrose, la folie, le système, la mort, tout cet arsenal invisible, qu'il révèle, non en le pointant du doigt, mais en l'inscrivant dans le temps.
Finalement, le mélodrame surgit dans la fiction. Ozu met à l'épreuve la surface du monde qu'il vient d'inventer, de construire peu à peu, d'organiser. Cette surface, aussitôt, redevient lisse. Mais le cinéaste observe comment douleurs et haines sont redistribuées.
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