vendredi 27 novembre 2009

Vincere - Marco Bellocchio

D'abord, il y a cette idée du titre : vaincre, un impératif, presque une interjection, un verbe sans sujet, un verbe dans lequel tous les sujets peuvent se reconnaître. C'est le mot de Mussolini pour le peuple italien, c'est aussi le mot d'Ida, pour ne pas sombrer dans l'oubli.
Ida est la femme de Mussolini. De lui, elle a eu un enfant. Mussolini, remarié sans divorce, ne la reconnaît plus, et renie l'enfant. Ida, se confrontant à l'oubli de Mussolini, se confronte aussi à toute l'Italie - à ce que c'est que d'être une épouse et une mère, à ce que c'est qu'un mari, un père, un homme politique, un fasciste, un traître. La machine de négation lancée contre elle est énorme, ce n'est pas le fait d'un seul homme, c'est une dictature qui ne veut pas perdre la face. Contre elle, des institutions, des hommes sans nom, des hôpitaux psychiatriques, la suspicion d'une démence. Et Bellocchio de filmer cette passion, cette histoire intime, à la fois comme un opéra et comme une fresque, à grands renforts de musiques, de costumes, de neige artificielle, d'images d'archive, de dates, de sentiments gigantesques.
Mais ce qui est impressionnant, c'est que plus le film est grand (et conscient de l'être), moins il est académique, plus il est libre et singulier. Bellocchio filme ce qu'il veut comme il le veut. Il raconte son histoire, mais il n'est pas une vache à lait - il filme des visages dans l'ombre, des étreintes, des masques, des chants, des corps qui dansent, et il nous dit : "ça, c'est la guerre", "ça, c'est le fascisme", "ça, c'est l'amour absolu". Il y a presque quelque chose de surréaliste dans cette façon de faire (à moins que la piste ne soit Godard) - montrer l'image la plus éloignée possible de ce qui est en train de se passer, et avoir toujours la générosité de la raccorder à l'action, au flux du film. Un gros plan sur un visage, c'est un coup de foudre ; un autre sur une montre, c'est la preuve que Dieu n'existe pas.
Les images sont des refuges où le sens vient se planquer, où l'amour se cristallise. Ida va tout le temps au cinéma. D'abord, ce sont des films muets. Et puis il y a The Kid, qui la traverse comme aucun autre film avant, qui lui rend toute la vérité de son amour, alors qu'elle n'a pas vu son fils depuis trois ans - les bras tendus du gamin en noir et blanc vers l'écran font jaillir les larmes de la spectatrice en couleurs. Et quand le cinéma devient parlant, les premiers mots d'un fils après des années d'isolement surgissent, sous la forme d'une lettre. Les films deviennent des films d'actualité, et elle voit son mari (les images d'archive sont vraies), elle l'entend parler, dire "vincere", comme s'il le lui disait, alors qu'il s'adresse à la foule. L'espoir de retrouver Mussolini écarté, ce n'est plus le comédien qui l'incarne, mais les actualités. En même temps qu'elle traque des nouvelles de son grand amour, Ida reçoit de plein fouet les nouvelles de l'Italie.
Ida est l'Italie, héroïne d'opéra séduite et abandonnée, Médée lumineuse - elle court vers la lumière plutôt que vers le sang, elle se jette dans les cinémas, se confronte aux images, veut voir absolument, refuse de disparaître. Elle doit se changer en souvenir. La conversation avec le psychiatre de San Clemente est magnifique : il lui demande de mentir, d'arrêter de dire qu'elle est la femme de Mussolini si elle veut sortir. Mais le mensonge n'est possible que si l'on est immortel. Si personne ne sait, à quoi bon être libérée ? Personne ne se souviendra d'elle. Elle veut être la preuve de quelque chose qui la dépasse - preuve d'elle-même et preuve d'une Histoire.
Car la trahison de Mussolini n'est pas seulement morale (un homme à femmes, elle s'en doutait - Ida s'est depuis longtemps résignée à ne plus être aimée), elle est surtout philosophique. Lorsqu'elle apprend qu'il s'est remarié, le pire pour elle, le plus troublant, est d'apprendre que cela s'est passé à l'église. Et le vieux monde avec lequel Mussolini fougueux voulait rompre ressuscite soudain, s'inscrit dans l'Histoire plus profondément, pérenne, intact.
Bellocchio n'esquive pas la séduction de Mussolini, immense, mais il dit aussi sa tendance au vulgaire, à la compromission, et la dangerosité de cette matière dont il est fait, si puissante et si corruptible. Il nous donne à voir autant sa force juvénile que son manque à lui-même.
Cela donne lieu à quelques scènes prodigieuses. Après sa première nuit d'amour avec Ida, la guerre s'impose à lui comme une révélation. Il court à la fenêtre, nu, présageant la foule du futur, tentant d'attraper des papiers qui volent, dans un délire mi-érotique mi-historique (un délire de puissance, burlesque et sinistre, signant sa rupture d'avec le socialisme, pas assez sexué).
Il y a aussi ce moment où Mussolini (le vrai, celui des images d'archive, celui en noir et blanc) harangue la foule dans un discours glaçant sur la puissance militaire de son pays. Dans la séquence qui suit, son fils caché, interprété par le même acteur que celui qui jouait Mussolini au début du film, reproduit ce discours en le singeant. En se confrontant aux images, en les tordant, en les grimaçant, Bellocchio se confronte à la fois au père et à l'Histoire. Il déjoue la séduction par la folie qu'elle a déclenché.
Enfin, il y a la question de la mère. Le film la sacralise - ce lien vibrant d'Ida à son fils disparu, qui fait que le spectateur adhère absolument au destin de l'héroïne et veut la voir vaincre - mais pas seulement. Il s'en défait aussi. Bellocchio, tout en montrant l'impossibilité de s'affranchir d'un cycle, donne l'idée qu'il faudrait en triompher. Triompher d'Oedipe en l'incarnant - c'est l'image finale du film, une grimace désespérée, des yeux qui ne voient plus rien. Du fantôme étouffé d'Ida naît une ombre envenimant la politique italienne contemporaine. Ida accusait l'Italie, mais son accusation est restée secrète. La réactualisant, Bellocchio donne un film en forme d'espoir. La reconstitution historique a une nécessité présente : on comprend comment le pouvoir s'est emparé des Arts pour se rendre indissociable du peuple. On entend, dans Vincere, la musique nationaliste devenir cinéma national - et Bellocchio sous-entend sans doute le passage suivant, du cinéma à la télévision.