La caméra de Kawase est en embuscade dans les détails, attentive à tout ce qui survient - mais "attendre suffit-il ?", demande le petit garçon face caméra, génie sorti des images. Il pose la question pour le récit, il la pose aussi pour la mise en scène : la contemplation de l'invisible aurait sûrement conduit la cinéaste vers le maniérisme, mais il n'est plus question de contempler à présent, il est question de ramener l'invisible dans le champ.
La discrétion n'a jamais été l'objectif de Kawase et l'est de moins en moins. On sent la cinéaste derrière chaque plan - plus précisément : on la sent se jetant dans la scène avec sa caméra, ramenant d'une situation fabriquée des images presque volées. La cinéaste est moins derrière le plan que parmi celui-ci, lâchée comme un esprit tantôt doux tantôt furieux, mais toujours dansant, au milieu des images ou dans les coins. Elle n'est pas peintre : elle ne projette pas devant elle, sur une surface plane, ses visions, elle les saisit dans leur mouvement même, dans leur apparition. Elle vient au-devant de la naissance de ces visions. Il n'y a pas plus 3D que ce cinéma-là.
C'est un scénario classique, voire corseté, qui sert de trame à ces fulgurances. Esthétiquement, c'est l'affrontement de deux couleurs, le rose et le vert. Le rose, c'est l'aube, c'est la fleur, c'est le foulard, c'est tout un tas de petits éléments, et le vert, c'est la forêt. Le vert est le corps, le rose est la teinte. Le brun terreux est le conglomérat de fantômes sur lequel ces couleurs tiennent. Le film navigue, moins symboliste qu'élémentaire, parmi ces couleurs. Il y a, perceptible à chaque instant, une sensibilité extrême aux éléments naturels : c'est le vocabulaire de chaque image, c'est aussi parfois la syntaxe du film, laquelle est sans cesse trouée de perceptions, notations, ou visions qui surgissent. C'est une très vieille histoire (brune), narrée comme s'il s'agissait d'une forêt très peuplée (verte), mais la cinéaste ne s'interdit jamais de la teinter (rose). Kawase épouse ce rose qui est la surface du film. Elle se tient là, au niveau de la peau. Le film n'est qu'un temps du cinéma, ce que nous voyons n'est qu'une strate d'une géologie plus vaste.
Naomi Kawase invente le film le plus léger du monde. Le plus quotidien et le moins banal : le moins soumis à l'ordre du quotidien, le plus curieux des mystères de celui-ci. Une journée, un temps, un repas, une conversation, un baiser, rien n'est linéaire, tout est fait d'arrêts. Qu'est-ce qui s'immisce dans ces arrêts ? Il y a dans le film une fébrilité du visible. Le monde visible s'affole à l'arrivée de la caméra, comme Jean Rouch provoquant la transe en filmant son entrée dans un village pour le film Les tambours d'avant, essai d'un cinéma à la première personne, à la fois "présent et invisible".
Ce qui se précise, dans Hanezu, c'est le rôle que joue la caméra de Kawase. Elle n'est plus seulement l'esprit, car l'image incarne celui-ci désormais. Elle n'est pas uniquement un personnage invisible. Elle est ce rose, cette teinte, ce baume - cette conscience aussi. On a parfois l'impression qu'il s'agit d’un morceau de la conscience qu’un personnage aurait laissé de côté. Une part de lui est là, flottant quelque part dans la scène et observant celle-ci. Il arrive souvent qu'on suive les personnages marchant sur un chemin, puis qu'on les laisse alors qu'ils continuent d'avancer : le film devient témoin d'un temps, et le spectateur habite par la présence (le point de vue) un endroit du récit que le récit déserte - le film fait oeuvre de persistance : nous sommes moins retenus que nous ne retenons. Naomi Kawase nous dit qu'il y a plusieurs temps, et s'ils se rencontrent parfois, nous ne sommes jamais qu'à la surface. C'est là pourtant, à la surface, que tout se précipite. Elle dit aussi que l'espace du cinéma est un volume, qu'il y a des recoins, des zones, des alcôves, des niches - et un film est un parcours dans ce volume.
La discrétion n'a jamais été l'objectif de Kawase et l'est de moins en moins. On sent la cinéaste derrière chaque plan - plus précisément : on la sent se jetant dans la scène avec sa caméra, ramenant d'une situation fabriquée des images presque volées. La cinéaste est moins derrière le plan que parmi celui-ci, lâchée comme un esprit tantôt doux tantôt furieux, mais toujours dansant, au milieu des images ou dans les coins. Elle n'est pas peintre : elle ne projette pas devant elle, sur une surface plane, ses visions, elle les saisit dans leur mouvement même, dans leur apparition. Elle vient au-devant de la naissance de ces visions. Il n'y a pas plus 3D que ce cinéma-là.
C'est un scénario classique, voire corseté, qui sert de trame à ces fulgurances. Esthétiquement, c'est l'affrontement de deux couleurs, le rose et le vert. Le rose, c'est l'aube, c'est la fleur, c'est le foulard, c'est tout un tas de petits éléments, et le vert, c'est la forêt. Le vert est le corps, le rose est la teinte. Le brun terreux est le conglomérat de fantômes sur lequel ces couleurs tiennent. Le film navigue, moins symboliste qu'élémentaire, parmi ces couleurs. Il y a, perceptible à chaque instant, une sensibilité extrême aux éléments naturels : c'est le vocabulaire de chaque image, c'est aussi parfois la syntaxe du film, laquelle est sans cesse trouée de perceptions, notations, ou visions qui surgissent. C'est une très vieille histoire (brune), narrée comme s'il s'agissait d'une forêt très peuplée (verte), mais la cinéaste ne s'interdit jamais de la teinter (rose). Kawase épouse ce rose qui est la surface du film. Elle se tient là, au niveau de la peau. Le film n'est qu'un temps du cinéma, ce que nous voyons n'est qu'une strate d'une géologie plus vaste.
Naomi Kawase invente le film le plus léger du monde. Le plus quotidien et le moins banal : le moins soumis à l'ordre du quotidien, le plus curieux des mystères de celui-ci. Une journée, un temps, un repas, une conversation, un baiser, rien n'est linéaire, tout est fait d'arrêts. Qu'est-ce qui s'immisce dans ces arrêts ? Il y a dans le film une fébrilité du visible. Le monde visible s'affole à l'arrivée de la caméra, comme Jean Rouch provoquant la transe en filmant son entrée dans un village pour le film Les tambours d'avant, essai d'un cinéma à la première personne, à la fois "présent et invisible".
Ce qui se précise, dans Hanezu, c'est le rôle que joue la caméra de Kawase. Elle n'est plus seulement l'esprit, car l'image incarne celui-ci désormais. Elle n'est pas uniquement un personnage invisible. Elle est ce rose, cette teinte, ce baume - cette conscience aussi. On a parfois l'impression qu'il s'agit d’un morceau de la conscience qu’un personnage aurait laissé de côté. Une part de lui est là, flottant quelque part dans la scène et observant celle-ci. Il arrive souvent qu'on suive les personnages marchant sur un chemin, puis qu'on les laisse alors qu'ils continuent d'avancer : le film devient témoin d'un temps, et le spectateur habite par la présence (le point de vue) un endroit du récit que le récit déserte - le film fait oeuvre de persistance : nous sommes moins retenus que nous ne retenons. Naomi Kawase nous dit qu'il y a plusieurs temps, et s'ils se rencontrent parfois, nous ne sommes jamais qu'à la surface. C'est là pourtant, à la surface, que tout se précipite. Elle dit aussi que l'espace du cinéma est un volume, qu'il y a des recoins, des zones, des alcôves, des niches - et un film est un parcours dans ce volume.
5 commentaires:
Ca donne très envie d'aller le voir :)
Il y a beaucoup de gens qui n'aiment pas ce film. Je pense qu'on peut s'arrêter à son aspect néo-baba. Mais je pense qu'on peut aller plus loin aussi, parce qu'il y a ce 'plus loin' dans le film.
Eh bien c'est décidé, j'irai braver le blizzard :) par chance, il passe pas loin de chez moi, merci !
Je trouve votre texte d'une délicatesse... qui me bouleverse, en fait. Et qui me ramène au coeur de la séance passée avec ce film.
Sans doute, je ne l'aime pas tant que vous, mais je suis content de lire quelque chose qui ne soit pas comme dicté par la réserve ou la déception. C'est à mes yeux plus près du film, quels qu'en soient éventuellement les travers.
Merci !
J'espère que le film vous aura plu, cher Cathédrale.
Et D&D, ce que vous dîtes me fait très plaisir, car j'ai eu l'impression de voir un superbe film boudé pour des raisons qui sont moins cinématographiques que culturelles ou scénaristiques.
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